Une cause rare d’hypokaliémie

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Jean Henry (1), Eugénie Lagneaux (1), Michel Lambert (2), Jean-Christophe Marot (1), Jean-Charles Coche (3) Publié dans la revue de : Octobre 2019 Rubrique(s) : Médecine Interne
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Résumé de l'article :

Introduction. L'hypokaliémie est souvent découverte fortuitement lors d'un bilan biologique mais s’accompagne parfois de symptômes sévères, tels qu’une rhabdomyolyse ou des troubles du rythme cardiaque pouvant être mortels.

Cas clinique. Nous rapportons le cas d’une patiente de 60 ans admise en salle d’urgence pour anorexie totale, faiblesse généralisée, diarrhées et crampes abdominales d’installation progressive sur plusieurs semaines. Le bilan sanguin met en évidence une hypokaliémie à 1.44 mmol/L, ainsi qu’une rhabdomyolyse (CK 6561 U/L). En l’absence d’autres causes retrouvées au bilan étiologique approfondi, l’hypokaliémie a pu être expliquée par une ingestion massive (10 litres par jour) et chronique de cola.

Discussion. Les mécanismes par lesquels l’ingestion de grandes quantités de cola peut mener à une hypokaliémie impliquent l’action de la caféine, du glucose et du fructose. La caféine provoque une redistribution intracellulaire du potassium et une augmentation de son excrétion rénale. Les substances à haute teneur en fructose peuvent causer une diarrhée osmotique avec hypokaliémie secondaire. Finalement, la quantité élevée de glucose contenue dans le cola induit un hyperinsulinisme qui redistribue également le potassium en intracellulaire.

Conclusion. La consommation chronique de grandes quantités de cola peut causer une hypokaliémie sévère via une stimulation du shift intracellulaire, ainsi que par un mécanisme de diarrhée osmotique engendrée par le fructose. Il est important pour le médecin clinicien, devant toute hypokaliémie réfractaire et inexpliquée, d’interroger le patient sur sa consommation de sodas.

Mots-clés 

Diarrhées, hypokaliémie, rhabdomyolyse

Que savons-nous à ce propos ?

L’hypokaliémie peut être due à des pertes rénales ou extra-rénales, principalement digestives, et plus rarement à un shift intra-cellulaire secondaire à une stimulation bêta-adrénergique, un hyperinsulinisme, la prise de caféine et l’alcalose. L’abus de cola mène à l’hypokaliémie en partie par ces divers mécanismes.

Que nous apporte cet article ?

- L’article décrit un cas d’hypokaliémie secondaire à une consommation chronique importante de cola.

- Quelques cas ont été décrits, surtout rapportés dans les médias grand public mais peu dans la littérature médicale.

- Cette cause doit être systématiquement évoquée devant toute hypokaliémie réfractaire et inexpliquée.

- Son traitement repose sur l’éviction du cola.

Article complet :

INTRODUCTION

L’hypokaliémie est définie comme une concentration plasmatique de potassium inférieure à 3,5 mmol/L. Elle est souvent découverte fortuitement lors d’un bilan biologique mais peut néanmoins s’accompagner de symptômes aspécifiques tels qu’asthénie, nausées, polyurie, polydipsie.

Une diminution plus importante de la kaliémie peut induire une atteinte musculaire avec rhabdomyolyse, un iléus paralytique ainsi que des troubles du rythme cardiaque pouvant être mortels.

L’hypokaliémie peut survenir soit par un shift cellulaire soit par une augmentation des pertes, ou plus rarement par des apports insuffisants.

VIGNETTE CLINIQUE

Nous rapportons le cas d’une dame de 60 ans qui se présente en salle d’urgences, adressée par son médecin traitant pour anorexie totale avec faiblesse généralisée et impotence complète à la marche.

Depuis trois semaines, elle présente une altération de l’état général, caractérisée principalement par plusieurs épisodes de diarrhées aqueuses (six à dix fois par jour), non glaireuses ainsi qu’une pesanteur abdominale avec crampes intermittentes et diffuses, sans lien avec le repas. Elle rapporte également une perte d’appétit avec anorexie totale depuis quatre jours. Les apports hydriques sont néanmoins conservés. Par ailleurs, elle ne décrit pas de nausée ni de vomissement, pas de rectorragie, pas d’épreinte ou de ténesme, ni de sensation de faux-besoins. Ultérieurement, elle a manifesté des vertiges, des tremblements, ainsi qu’une fatigue extrême. Cela fait une semaine qu’elle est alitée à cause de cette faiblesse. Elle a perdu 10 kg en 2-3 mois.

Ses antécédents personnels sont marqués par un accident vasculaire lenticulo-strié gauche en 2016, une hypertension artérielle essentielle, un diabète de type II non insulino-requérant, une sténose carotidienne modérée asymptomatique, une hernie hiatale, une dégénérescence maculaire liée à l’âge ainsi qu’une œsophagite toxique en 2013, d’étiologie indéterminée.

Son traitement quotidien se compose comme suit : Asaflow®, Co-lisinopril®, amlodipine, Novonorm®, pantoprazole, sulfate de quinine, mirtazapine, trazodone, Duovent®, Valtran®, D-Pearls® et UltraK®.

La patiente est sans emploi, ancienne femme au foyer, fume deux paquets de cigarettes et boit deux à trois bières par jour.

À l’examen clinique, la patiente est maigre, déshydratée et tachycarde à 144/min. La pression artérielle est mesurée à 110/70 mmHg et sa température corporelle à 36.6°C. Hormis cela, l’examen clinique systématique est sans particularité, en particulier l’examen abdominal qui révèle un abdomen souple, dépressible et non péritonéal. L’examen anal ne montre ni fissure ni fistule, et le toucher rectal est normal, il ne met pas en évidence de fécalome.

Le bilan sanguin initial révèle une hypokaliémie à 1.44 mmol/L (3.5-5.5) et une hypermagnésémie à 3.07 mg/dL (1.6-2.6), sans autre trouble ionique (Na+ : 136mmol/L, Cl :105mmol/L et HC03- à 25 mmol/L) La glycémie non à jeun est à 170 mg/dL. On note un syndrome inflammatoire avec une CRP à 4.55 mg/dL et une hyperleucocytose neutrophile à 21790 neutrophiles/mm3. Il n’y a pas d’anémie biologique (Hb à 13/dL) mais la patiente est déshydratée cliniquement. La fonction rénale est normale (urée à 49 mg/dL (15-55), créatinine à 0.79 mg/dL, GFR (selon CKD-EPI) à 81mL/min/1.73m2). Les lipases sont normales (9U/L). Il existe une lyse musculaire (CK à 6561 U/L (24-204)) ainsi qu’une troponinémie à 607 (0-26). Le contrôle de la troponinémie 5h plus tard est de 516 ng/L. La kaliurie est de 23 mmol/L (kaliurie de 24h non interprétable car récolte incomplète ; cf. créatininurie de 0,46g/24h, kaliurie de 16 mmol/24h et natriurie de 25 mmol/24h), en faveur donc d’une réponse rénale appropriée malgré la prise de diurétiques thiazidés (ou bien une mauvaise compliance). La gazométrie objective une alcalose métabolique avec un pH à 7.63. Son ECG en salle d’urgence montre une tachycardie sinusale avec troubles diffus de la repolarisation (ondes T négatives et sous-décalage du segment ST dans les dérivations antérieures, latérales et inférieures), et est représenté ci-joint (cf. Figure 1).

Trois coprocultures reviennent négatives pour Campylobacter, Salmonella, Shigella et Yersinia Enterocolitica, tout comme la recherche de parasites (y compris giardiase, microsporidium et cryptosporidium). La calprotectine fécale s’avère également normale. Les tests thyroïdiens sont normaux avec une TSH à 2.635 mUI/L (0.350-4.940). Il n’y a pas non plus d’argument en faveur d’un phénomène malabsorptif : absence de carence en acide folique, en vitamine B12 et en vitamine D. La ferritine est normale, tout comme l’albumine.

Les sérologies virales reviennent négatives (HAV, HBV, HCV, HIV), ainsi que la sérologie pour la maladie cœliaque. Le dosage de la rénine et de l’aldostérone au repos, le matin, en position couchée, était normal, à savoir, respectivement de 3.9 µUI/mL (3-40) et 3.4 ng/dL (<14). Le potassium sanguin à ce moment était de 2,77 mmol/L, ceci excluant un hyperaldostéronisme primaire.

L’anamnèse plus approfondie ne révèle pas de voyage récent, pas de notion de contage ni de prise de laxatif. Elle ne présente pas d’antécédent personnel ou familial de maladie inflammatoire de l’intestin, d’uvéite, de psoriasis ou de spondylarthrite ankylosante. Jusqu’à cet épisode, la patiente gardait un excellent état général et un poids stable. Elle n’a jamais présenté un épisode similaire de diarrhées. Une coloscopie avait été réalisée un an auparavant et était normale.

Après quatre jours d’hospitalisation, la kaliémie reste basse mais remonte (3.15 mmol/L) avec une supplémentation par 80mEq/24h par voie centrale et des compléments oraux par UltraK® 15mL à raison de trois fois par jour. De plus, la diarrhée persiste.

Une anamnèse fouillée permet alors de mettre en évidence que la patiente buvait environ dix litres de cola par jour depuis des années. Cinq jours après l’arrêt définitif de toute ingestion de cola, le potassium fut normalisé et la supplémentation arrêtée. La diarrhée quant à elle est nettement améliorée (1-2 selles/jours).

Un contrôle biologique et clinique est réalisé quelques semaines après la sortie d’hospitalisation par son médecin traitant : son état général s’est nettement amélioré, elle n’a plus présenté de diarrhée et le dosage de la kaliémie ainsi que les CK sont normaux, sans aucune supplémentation potassique.

Deux autres contrôles biologiques réalisés à 2 et 3 mois post-hospitalisation, avec arrêt des diarrhées et persistance d’un sevrage complet en cola, montrent une kaliémie normale. La patiente a été revue 6 mois plus tard en consultation de gastro-entérologie. Elle ne présentait ni diarrhées ni hypokaliémie, mais des épisodes de rectorragies, ce pourquoi une colonoscopie a été réalisée montrant un adénocarcinome de la jonction recto-sigmoïdienne.

DISCUSSION

À travers ce cas, nous observons que l’hypokaliémie peut avoir des conséquences sévères, comme la rhabdomyolyse. Le mécanisme sous-jacent de la lyse cellulaire est une dysfonction des pompes NA+/K+-ATPase et Ca++-ATPase, entraînant des influx intracellulaires anormaux de sodium et de calcium, entraînant la mort des cellules musculaires (1,2). La majoration de la troponine est à intégrer dans le contexte de rhabdomyolyse au sens large, étant donné l’absence d’argument pour un syndrome coronarien aigu. Néanmoins, une hypokaliémie sévère et persistante peut mener à des troubles du rythme cardiaque aux conséquences mortelles.

Devant toute hypokaliémie sévère et réfractaire associée à une diarrhée d’allure chronique, il est parfois nécessaire d’exclure une autre cause d’hypokaliémie que celle liée à la diarrhée

Dans notre cas, l’hypokaliémie est expliquée par une ingestion chronique et massive de cola. Les mécanismes détaillés ci-après sont secondaires à l’action combinée de la caféine, du glucose, du fructose.

La caféine peut induire des hypokaliémies sévères d’une part par la redistribution du potassium en intra-cellulaire et d’autre part via l’augmentation de l’excrétion rénale du potassium (3,4). Le shift intra-cellulaire du potassium par la caféine peut être expliqué par trois mécanismes :

- la caféine provoque une inhibition de la phosphodiestérase qui résulte en une élévation du taux d’AMPC en intracellulaire (3,5). Une augmentation du taux d’AMPc stimule l’activité de la pompe NA+/K+/ATPase (6), ce qui facilite un influx de potassium intra-cellulaire ;

- la caféine stimule la sécrétion de catécholamines, résultant en un hyper-adrénergisme et un shift intra-cellulaire de potassium (7) ;

- la caféine peut induire une hyperventilation menant à une alcalose respiratoire avec hypokaliémie secondaire (7).

L’augmentation de l’excrétion rénale de potassium induite par la caféine est expliquée par une induction de la production de rénine par la caféine (3,5).

Les substances à haute teneur en fructose (HFCS) ingérées seules ou en excès sont absorbées en quantité limitée par un mécanisme de transport facilité (3,8). De ce fait, des grandes quantités de fructose non absorbées passent dans le côlon au sein duquel se développe une diarrhée osmotique (3,8,9). Ce phénomène peut expliquer à la fois la diarrhée secondaire (bien illustrée dans notre cas), ainsi que l’hypokaliémie qui en résulte.

Finalement, la grande quantité de glucose contenue dans le soda induit un hyperinsulinisme qui redistribue le potassium en intracellulaire (1).

CONCLUSION

L’hypokaliémie est un désordre hydroélectrolytique grave voire potentiellement mortel. Elle peut être secondaire à des pertes rénales, des pertes extra-rénales dont la diarrhée est la cause la plus fréquente, et finalement à un shift intra-cellulaire. Les causes d’hypokaliémies secondaires au shift intra-cellulaire sont plus difficiles à diagnostiquer mais restent néanmoins importantes, et comprennent la stimulation beta-adrénergique, l’hyperinsulinisme, la prise de caféine et l’alcalose. La consommation abusive de cola mène à l’hypokaliémie par ces divers mécanismes, ainsi que par un mécanisme de diarrhée osmotique, et par une majoration des pertes rénales. Il est important pour le médecin clinicien, devant toute hypokaliémie réfractaire et inexpliquée, de poser la question au patient de sa consommation en cola.

RECOMMANDATIONS PRATIQUES

Devant toute hypokaliémie réfractaire et d’origine indéterminée, poser la question au patient quant à sa consommation en soda.

Affiliations

1. Service de médecine interne. Clinique Saint Pierre, 1340 Ottignies, Belgique.
2. Service de médecine interne générale. Cliniques universitaires Saint-Luc, 1200 Bruxelles, Belgique.
3. Service de gastro-entérologie. Clinique Saint Pierre, 1340 Ottignies, Belgique.

Correspondances

Dr. Jean Henry
Grand Hôpital de Charleroi
Médecine Interne
Rue Marguerite Depasse, 6
B-6060 Charleroi,
Belgique
jean.henry@student.uclouvain.be

Dr. Eugénie Lagneaux
Cliniques universitaires Saint-Luc
Médecine Interne Avenue Hippocrate, 10
B-1200 Bruxelles,
Belgique
elagneaux@gmail.com
Note : Les deux premiers auteurs ont contribué de façon égale à la rédaction de cet article

Références

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