Xavier Bichat : chirurgien et vitaliste

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Alexandre de Hemptinne Publié dans la revue de : Janvier 2022 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

Il y a, dans le cimetière du Père-Lachaise, perdue parmi les caveaux de fantaisie, une tombe, sobre, disons même une pierre. Et sur cette modeste sépulture qu’une broussaille achève de dissimuler, nul ornement, rien que ceci : Xavier Bichat (1771-1802)

Article complet :

Trente ans seulement. Mais en l’homme qui y repose tout fut précoce : sa mort comme son génie. Trente ans, le temps de fonder l’histologie moderne, le temps de rénover l’anatomie, le temps de surpasser tous les chirurgiens. Trente ans, à cet âge où les meilleurs ont au mieux une situation, l’ardent Bichat, l’incandescent Bichat, avait déjà une œuvre. De cette œuvre dont Corvisart, médecin de Napoléon, dans une lettre émouvante à son empereur dira : « personne, en si peu de temps, n’a fait autant et si bien »1.

Bichat le chirurgien

Enfant déjà, Bichat dissèque. Il s’émerveille devant l’anatomie du chien, du chat ; il n’a pourtant que sept ans2. Élève remarquable et très remarqué, Bichat quitte Lyon pour Paris, capitale de la chirurgie. Là-bas, à l’Hôtel-Dieu, un homme, Pierre-Joseph Desault, détient le sceptre de l’enseignement chirurgical. Bichat pressent immédiatement le privilège de cette heureuse compagnie. Il suit son maître partout : à la consultation publique, en salle d’opération, entre les lits des malades, en auditoire encore. Pas un propos de l’ainé qui lui échappe. Pas une ruse diagnostique. Pas un geste opératoire. Élève mais bientôt intime, Bichat apprend de son maître le souci perpétuel de l’exactitude et son corollaire qui est l’horreur de l’approximation. Il s’y emploie. Il y travaille jour et nuit, sa fougue ne faiblissant jamais.

Un jour que le jeune étudiant se voit désigné responsable d’une leçon académique, amené à remplacer son maitre pour la circonstance, il prépare son premier cours, se rassemble, entreprend la synthèse des qualités pédagogiques acquises jusque-là, les perfectionne, et prononce une lecture sur les fractures de la clavicule qui fera date dans l’histoire de la chirurgie. Plus qu’un cours, c’est un souffle. La netteté des idées, les charmes de l’élocution, la délectation de la science et du verbe : un vent nouveau passe sur l’auditoire. Ses camarades sont transportés ; tonnerre d’applaudissements ; Bichat entre dans l’histoire.

Desault, lucide sur les possibilités de ce jeune prodige, lui ouvre sa maison. Bichat y reçoit le couvert et les derniers enseignements. Ils consultent à deux, opèrent à deux, dissèquent à deux. A présent, c’est son maître qui l’emmène partout. Mais la maladie, si centrale dans leur commune étude et sur laquelle leurs âmes, à force de se pencher, se sont rapprochées, emporte finalement le maître, plongeant l’élève dans un chagrin que seul le travail ne peut désormais consoler.

Seul à présent, Bichat écrit. Il écrit ce que Desault, disparu trop tôt, n’eut pas le temps d’écrire. Il parachève l’œuvre du maître, lui rend les pieux hommages, et quoique posthume, le publie. Aussi commence-t-il l’ébauche de son œuvre personnelle qui fait rapidement effet à la faculté. On le nomme professeur. Les élèves se pressent autour de sa jeune silhouette. Il n’a toujours que vingt-sept ans.

Véritable savant imberbe, Bichat fascine. On le trouve la nuit, dans les cimetières, à déterrer les cadavres que le jour, avec sa fièvre coutumière du travail, il dissèque, étudie, expérimente, expose à ses élèves, pour qu‘à l’occasion d’une opération délicate, la main, exercée, accompagnée de l’esprit, instruit, puisse y amener les élégantes corrections. Bichat, dans ses trois dernières années, se consume littéralement. Durant les rares heures passées en dehors de l’Hôtel-Dieu, il compulse des traités, écrit avec effusion et fait paraître quatre ouvrages retentissants dont ses célèbres « Recherches physiologiques sur la Vie et la Mort ». En un temps record, il rénove l’anatomie générale (l’anatomie descriptive), l’anatomie tissulaire (l’histologie) et l’anatomie pathologique (l’histopathologie). Un vaste programme qui s’achève avec la mort de celui qui en fit son grand sujet : Bichat, jeune de ses trente ans, succombe d’une fièvre typhoïde et laisse à la postérité le souvenir d’un homme qui, selon le mot approprié du chirurgien Henri Mondor, « passa peu de temps, mais pour se faire immortel »2.

Bichat le vitaliste

Bichat fut ce météore qui a filé dans le ciel des idées. Il sut, par un travail ininterrompu et une heureuse constitution d’esprit, conjurer la fortune, briller malgré ce temps trop mesuré. Tout à la fois anatomiste et physiologiste, Bichat, homme de science par excellence, était aussi vitaliste. Un vitaliste de premier plan ; un vitaliste digne de ce nom. Explication.

Le vitalisme est à mettre en perspective avec son contraire qui est le matérialisme. Le discours matérialiste défend l’idée que tout, y compris la vie, n’est que matière. Faites la somme des atomes, vous obtiendrez le vivant. Et puissiez-vous connaître l’ensemble des lois de la matière, les lois physico-chimiques, vous connaitrez la vie. Citons, entre autres matérialistes, Descartes, figure majeure de ce système philosophique3. Ou encore La Mettrie, médecin-philosophe du 18ème siècle, et son ouvrage au titre éloquent : « l’homme machine »4.

Les vitalistes, en revanche, soutiennent l’idée d’une spécificité irréductible de la vie. Le vivant, disent les vitalistes, ne peut être réduit à de la matière seule. C’est de la matière, certes, mais aussi ce on-ne-sait-quoi de plus ; ce « principe vital » qui l’anime mais qui - prudence - n’a rien de l’âme dont nous parlent les animistes. Le vitalisme, quoi que l’Eglise ait pu en dire, n’est pas l’animisme. C’est une pensée, authentiquement scientifique, qui subordonne la matière à des « forces vitales ». Des forces préexistantes, agissant en amont de la matière, l’organisant, de sorte que le vivant, tel qu’il nous apparaît, puisse aboutir. La matière subordonnée à la vie : voilà l’idée centrale du vitalisme5.

Bichat, dans ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort publiées en 1801, donne le ton dès la première phrase : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »5. On fait difficilement plus vitaliste. Ici encore, la vie, principe premier, est ce en raison de quoi la matière s’organise (et non la manifestation finale d’une matière complexifiée). La matière, nous dit Bichat, sans ces forces vitales a priori qui résistent contre une désorganisation sans cesse menaçante, ne peut être que mort, inversion de la vie6.

En dépit d’une récupération catholique qui tâcha d’en faire un spiritualisme converti, la pensée de Bichat, abondamment pillée, connut de nombreux héritiers. Son « principe vital » évoque puissamment le « vouloir vivre » de Schopenhauer7, la « volonté de puissance » de Nietzsche8, ou encore « l’élan vital » de Bergson9. Tous, du reste, étaient vitalistes.

Reste à questionner la légitimité d’une pensée vitaliste à l’heure où le matérialisme est devenu la pensée dominante. Peut-on aujourd’hui encore en chirurgie, s’inspirer du vitalisme ?

Le grand sujet du vitalisme, on l’a dit, ce sont ces forces vitales à l’œuvre partout dans la nature. Ces forces qui habitent le vivant autant que la vie inorganique. De sorte que « ce sont les organismes qui meurent, mais pas la vie »10.

En outre, plus qu’une pensée du vivant, le vitalisme pense la vie cosmique dont procède le vivant. Être vitaliste, c’est étudier le monde (la vie) pour comprendre l’homme (incarnation de la vie). C’est se passionner pour la course des astres, la musique, la littérature, la mer et ses couleurs, et toujours, partout où l’œil se pose, y voir le mouvement de la vie. C’est sonder le monde pour mieux comprendre l’homme, en qui, par un miroitement fascinant, « se trouve tout entier le centre du monde »11. Être vitaliste, aujourd’hui, c’est faire le pari d’une connaissance qui se situe dans cet aller-retour perpétuel entre l’homme et le monde.

En témoigne ce beau discours, prononcé par Xavier Bichat à la faveur de ce qu’on pourrait appeler, sans trop d’imprudence, une « chirurgie vitaliste » : « …Passionnés pour notre art, avides de connaissances et de vérités nouvelles, nous voudrions forcer toutes les sciences humaines à payer un juste tribut à la médecine ; ainsi nous aimons les belles-lettres, parce qu’elles peuvent jeter quelques fleurs sur une science sublime et belle, dont une philosophie farouche n’a que trop souvent profané les charmes éternels ; nous aimons les sciences mathématiques, parce qu’elles forment l’esprit de méthode et d’analyse ; nous aimons la morale, parce que sans elle, on n’a de l’homme qu’une connaissance imparfaite, grossière et matérielle ; nous aimons la physique, parce que nous sommes nous-mêmes un élément du grand système du monde et que sans elle, nous serions condamnés à ne rien connaitre de ce qui nous entoure et à nous ignorer nous-mêmes ; nous aimons la chimie, parce qu’elle oblige la nature à nous mettre dans la confidence de ses secrets et de ses plus profonds mystères ; nous aimons l’histoire naturelle ; en un mot, nous aimons la philosophie naturelle ; en un mot, nous aimons la philosophie universelle, parce que nous sommes convaincus qu’une théorie médicinale sera d’autant plus sage et mieux établie, qu’elle s’identifiera plus intimement avec la science générale des rapports, dont la Médecine pratique n’est que le corolaire ou l’application… »12

Références

  1. Mondor H. Dupuytren. Gallimard. 1945, 337 pages.
  2. Mondor H. Grands médecins presque tous. Correa. 1943, 341 pages.
  3. Descartes R. Méditations métaphysiques. PUF. 2012, 322 pages.
  4. de La Mettrie J-O. L’homme machine. Fayard. 2000, 104 pages.
  5. Bichat X. Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Flammarion. 1941, 416 pages.
  6. Huneman P. Bichat, la vie et la mort. PUF. 198, 128 pages.
  7. Schopenhauer A. Le monde comme volonté et comme représentation. PUF. 2014, 1434 pages.
  8. Nietzsche F. La volonté de puissance. Trident. 1989, 392 pages.
  9. Bergson H. L’évolution créatrice. PUF. 2013, 700 pages.
  10. Deleuze G. Pourparlers. Editions de minuit. 2003, 256 pages.
  11. Schopenhauer A. Parerga et paralipomena. Robert Lafont. 2020, 1084 pages.
  12. Bichat X. Discours préliminaire de la société d’émulation.