Le développement durable à l’hôpital : aux sources de la bioéthique

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Grégoire Wieërs, Laurent Ravez Publié dans la revue de : Janvier 2024 Rubrique(s) : Durabilité et Soins de Santé: Quels Défis pour le Futur
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Résumé de l'article :

Des crises globales liées à des altérations de l’environnement mettent à mal les structures de soin. La pratique de la médecine y participe pourtant en répondant à une logique de consommation et en générant de façon aveugle des pollutions. Dans quelle mesure ces comportements deviennent-ils contre-productifs en participant à un mal globalisé ? Une éthique médicale pour le futur, qui associerait le soin à l’environnement dans les prérogatives de la pratique des soins médicaux, semble nécessaire. Cette éthique existe déjà et s’incarne dans ce que l’on désigne depuis des décennies par le vocable « bioéthique ». Van Rensselaer Potter voyait cette discipline comme une sagesse nécessaire à l’utilisation des techniques et des connaissances propres aux sciences du vivant et Fritz Jahr comme l’obligation morale à l’égard de tous les vivants. C’est cependant l’application la plus pragmatique mais aussi la plus individualiste proposée par André Helleghers et, à sa suite, Beauchamp et Childress qui a été retenue.

Mots-clés 

Bioéthique, développement durable, transversalité

Article complet :

Introduction

Les altérations de l’environnement exercent une influence négative sur la santé. Par exemple, des pollutions atmosphériques majorent le risque cardiovasculaire, rénal ou respiratoire (1). Des xénobiotiques dans les eaux sont associés à des anomalies métaboliques (2,3). Ils participent à l’émergence de microbes résistants aux antibiotiques (4-6). Le réchauffement climatique favorise l’extension septentrionale de la fièvre Dengue, en élargissant l’aire de répartition de moustiques du genre Ædès (7,8). La dégradation des milieux naturels a été associée à l’épidémie de Monkeypox ou de COVID-19 et à leurs conséquences psychologiques et sociales (9). Plus de la moitié des pathologies connues pourraient ainsi être modifiées par le changement climatique (10). Les aléas climatiques et les altérations de la biodiversité sont des menaces sécuritaires contraignant des populations aux migrations. Ces déplacements de populations ont des retombées non seulement sanitaires mais aussi sociales et politiques (11). Ces éléments permettent de comprendre pourquoi la moitié du PIB mondial dépend d’écosystèmes sains (12,13).

D’une façon plus interpellante encore, on découvre que la pratique de la médecine elle-même pourrait participer à une altération de l’environnement. Les infrastructures de soins émettent des pollutions spécifiques : xénobiotiques, bactéries, virus, radioisotopes. On pourrait ainsi se demander si, en repoussant toujours plus loin les limites de la finitude humaine, certaines techniques médicales ne sont pas en train de modifier le lien que l’humain entretient avec son environnement (14) ?

Face à ces faits, il semble nécessaire que les médecins, et plus généralement les soignants, prennent en compte l’environnement comme un des paramètres sur lesquels ils peuvent intervenir pour prévenir la maladie, voire la soigner. Cependant, les professionnels des soins de santé semblent encore relativement peu impliqués dans une médecine qui prendrait en compte l’humain comme dépendant de son environnement.

Des piétinements de l’histoire médicale ?

Le dualisme entre l’humain et son environnement, traités comme deux entités parfaitement séparées, s’inscrit dans l’histoire des sciences médicales et peut être envisagé comme une conséquence du réductionnisme scientifique. En débarrassant l’étude du vivant de ses intrications holistes et en le réduisant à une somme d’éléments analysables à part entière, ils ont ouvert la porte à l’approche scientifique contemporaine. Une telle vague réductionniste a évidemment eu des conséquences très positives, mais n’a-t-elle pas créé chez les scientifiques actuels une peur atavique d’un retour à une conception sacralisée du vivant, bridant les recherches et perpétuant ainsi une approche nécessairement dualiste entre l’humain et le reste du monde ?

Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’est mise en évidence l’influence des activités humaines, tant sur la santé que sur la nature. Les fumées de combustion du charbon sont associées à des maladies respiratoires, en particulier pour les classes sociales les plus défavorisées, ce qui conduit en 1810, en France, au décret relatif aux établissement industriels insalubres (15,16). Ce décret aura pour résultat le déplacement des sources de pollution. C’était, en quelque sorte, une politique du pollueur payeur, sans intérêt pour la préservation de la nature comme source de santé.

Les progrès sociaux du XIXe siècle s’accompagnent d’une accélération de la croissance démographique, notamment par des mesures de santé publique. Les travaux de Pasteur vont participer à une nouvelle conception de l’environnement humain. Une amélioration du milieu de vie par des mesures d’assainissement favorise la santé : la relation de la santé de l’humain à l’environnement naturel est conçue, depuis lors, comme une lutte basée sur le principe de l’asepsie (17).

En 1972, le lien entre la protection de l’environnement et la santé apparait dans un rapport des Nations Unies pour « soustraire l’homme de l’asservissement que font peser sur lui les périls dont il est lui-même l’auteur » (18). Ces périls sont décrits comme des atteintes à l’environnement naturel, social et économique. Les auteurs de ce rapport soulignent les risques d’une politique économique de croissance infinie basée sur la consommation non raisonnée des ressources naturelles (19).

Les derniers rapports de la Conference of the Parties (COP26) développent des mesures de protection de la santé des communautés face aux effets du réchauffement climatique. Les principales initiatives du programme visent à aider les pays à mettre en place des systèmes de santé durables, résistant aux changements climatiques et émettant peu de gaz carbonique (20). Dans ce cadre, le gouvernement belge s’est engagé à réduire à zéro les émissions de CO2 par le secteur des soins de santé d’ici 2050 (20,21).

Ces mesures restent dans une conception de l’environnement semblable à celle des naturalistes et des hygiénistes des XVIIIe et XIXe siècles. Elles se limitent à une lutte contre les effets des éléments naturels sur les constructions humaines et à une adaptation des techniques. En somme, elles oublient d’intégrer des mesures préventives en repensant la programmation des soins médicaux, l’économie de la santé, la lutte contre le gaspillage de moyens diagnostiques ou thérapeutiques ou l’équité d’accès aux soins.

Identifier et réduire les pollutions, c’est penser la portée collective des pratiques médicales

Le secteur des soins de santé est responsable de 4,4% des émissions de CO2 au niveau mondial (22) ; aux États-Unis cette proportion monte à 10% (23). Rapporté au nombre d’habitants, la Belgique est classée troisième productrice de CO2 pour la pratique des soins de santé (24).

La production de CO2 et l’émission de polluants dans les hôpitaux sont principalement liés à la consommation de produits pharmaceutiques et manufacturés. La pollution hospitalière est également liée à d’autres facteurs, comme une pollution numérique liée au volume croissant de données et d’images échangées et stockées (25). On pourrait également penser à la pollution liée à la production de déchets solides. En France, les hôpitaux génèrent 700.000 tonnes de déchets par an, soit 3,5% de la production totale de déchets dans le pays. Bien que les déchets médicaux ne représentent qu’une proportion relativement faible du total des déchets générés dans le monde, ils sont néanmoins considérés comme un problème important en raison de leur potentiel de pollution environnementale et de leur impact sur la santé humaine, animale et végétale (26,27).

Les xénobiotiques libérés dans les effluents liquides affectent les écosystèmes aquatiques mais aussi la qualité de l’eau de boisson. La pratique des soins ne participe que pour une fraction aux pollutions liées au cycle du médicament, alors que l’industrie pharmaceutique, la médecine vétérinaire et l’agriculture y contribuent significativement. Néanmoins, au vu des implications sanitaires, il semble nécessaire que les médecins s’emparent de l’étude de leur influence sur la santé humaine. La plupart de ces résidus sont fortement dilués dans les eaux naturelles, par exemple le diclofenac peut atteindre une concentration de 1μg/l dans des eaux de surface (28). À ces concentrations, il ne représente pas de risque immédiat pour la santé humaine, mais peut avoir des effets indirects en association avec d’autre molécules qui perturbent le système endocrinien (29). Il peut aussi avoir des effets sur les écosystèmes aquatiques et indirectement impacter les ressources dont dépend la sécurité alimentaire.

L’initiative de l’ONU One Health qui associe dans un projet commun la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale constitue un bel exemple de la transversalité nécessaire pour appréhender le problème des pollutions (30). L’incidence de l’ensemble des effluents polluants est cependant sous-évaluée par manque de monitoring systématique et de considération des effets cumulatifs des molécules fortement diluées.

Le bien individuel au service du bien collectif ?

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’organisation des institutions hospitalières occidentales semble de plus en plus guidée par des valeurs libérales axées sur la prééminence de l’individu et de sa liberté de choix. Le modèle idéologique de l’hôpital post-moderne répond, sous certains aspects, à une logique économique basée autant sur le désir que sur la nécessité. Certains actes médicaux sont dictés par la nécessité vitale induite par la maladie, d’autres par des souhaits dictés par un ressenti ou un choix de vie. La médecine technologique telle que nous la connaissons couplée à une gestion commerciale des ressources hospitalières risque de générer l’illusion d’une médecine toute-puissante accessible au plus offrant.

Dans le même temps, le médecin peut se sentir dans une obligation légale de moyens, destinée à documenter « jusqu’au bout » une situation clinique en vue de réduire le risque de sous diagnostic. On pense notamment au recours rapide à l’utilisation de la tomodensitométrie, le CT scanner, à des fins de dépistage ou de la tomographie par émission de positron, le PET-scanner en dehors d’indications formelles, avec le corollaire non seulement d’exposition aux radiations mais aussi de surdiagnostic et de surconsommations (31,32). Ce problème est aussi connu dans le contexte de la prescription inadéquate de moyens thérapeutiques. La consommation d’antibiotiques en Europe du sud est 3 fois supérieure à celle de l’Europe du nord, sans différence de survie globale, suggérant une consommation irrationnelle (33). Des traitements injustifiés présentent un risque d’effets indésirables, sans espoir de bénéfice pour le patient.

Par ailleurs et presque paradoxalement, l’inquiétude générée par les pollutions produites par cette médecine-là encourage le développement de technologies surnuméraires destinées à « nettoyer » ce qui a été « sali ». De telles solutions génèrent des « ilots de pureté » hyper technologisés, sans réelle prise en compte du coût environnemental global ni d’un accès aux soins de base pour tous les humains (34).

En résumé, les surconsommations représentent un triple problème environnemental : l’iatrogénie qui augmente les besoins médicaux et diminue la qualité et la quantité de vie des patients, la diminution des ressources disponibles accentuant l’iniquité d’accès aux soins, la production de pollutions qui affecte de façon directe et indirecte les besoins primaires des populations (35-37).

Pour tenter de proposer une alternative à un telle évolution de l’univers des soins de santé, une réelle remise en question est nécessaire. On pourrait ainsi tenter une parallèle entre la pratique de la médecine qui répond au besoin de santé et un bien de consommation individuel comme l’automobile qui répond au besoin collectif de mobilité. De la même façon que la généralisation de véhicules individuels motorisés n’est pas durable pour la survie des êtres humains sur cette planète, la pratique de la médecine selon des normes de consommation néo-libérales n’est pas non plus une solution durable.

Pour questionner la pratique de la médecine de façon innovante, il faudrait pouvoir changer les valeurs qui nous guident au quotidien. Ainsi, pour accepter de prendre les transports en commun au lieu de sa voiture, il faut pouvoir se débarrasser d’un individualisme libéral qui privilégiera inévitablement la satisfaction de nos désirs individuels et égoïstes immédiats, au détriment de la prise en compte du bien commun à long terme. Une conversion de nos valeurs profondes est nécessaire. Une telle conversion est également indispensable si l’on veut réduire l’impact de nos hôpitaux sur la santé de la planète et changer leur mode de fonctionnement en la matière. Il ne suffira pas de réaliser quelques adaptations marginales dans ces hôpitaux, en espérant au passage faire quelques économies ou améliorer leur image de marque auprès du grand public. Un changement radical de mentalité est nécessaire qui ne place plus seulement au centre de l’échiquier l’individu humain ici et maintenant, mais aussi l’humanité tout entière, celle d’aujourd’hui, mais aussi celle de demain, une humanité en équilibre avec son environnement naturel. Pour ce faire, des valeurs alternatives à celles suivies jusqu’ici par les décideurs et les travailleurs hospitaliers vont devoir être proposées.

Transition écologique ou résilience au changement ?

Face aux constats d’un environnement altéré responsable de maladies, deux réactions sont possibles : la résilience au changement ou la transition vers des comportements respectueux de l’environnement.

Dans leurs définitions populaires, les concepts de résilience et de transition écologique semblent s’opposer. Le terme résilience est compris comme une résistance passive à un choc et sous-entend l’adaptation des structures et des comportements. En ce sens, la résilience pourrait être perçue comme une adaptation de l’offre de soins aux maladies générées par un environnement altéré (38). La transition écologique, quant à elle, correspond davantage à une démarche préventive destinée à diminuer la pression sur les écosystèmes et la source des maladies qui en découlent (voir encadré 1).

Une démarche de résilience qui consisterait à élaborer des traitements nécessaires pour survivre dans un environnement altéré est contre-productive à long terme : elle entretient des comportements délétères et augmente le besoin de ressources. Pour Ivan Illich, une médecine écologique présuppose que les individus sont « plus le produit de leur environnement que de leur dotation génétique » (39). Cet environnement se dégrade sous l’effet de l’industrialisation et de la croissance démographique, et cela s’accompagne d’une adaptation de l’individu pour survivre. Cette capacité d’adaptation est un atout mais aussi un handicap : des maladies trouvent leur origine dans les exigences liées à l’adaptation (40). La médecine qui participe à l’élaboration des stratégies d’adaptation à un environnement dégradé devient alors elle-même contre-productive. En effet, en transformant la santé en une ressource qui ne serait donnée à l’individu que par le recours à un support médical ou pharmacologique, elle le prive de sa capacité à agir et à mobiliser des ressources internes pour guérir et retrouver la santé : « La médecine nouvelle (…) qui vise à la programmation des systèmes pour réduire les risques d’effondrement transforme le monde en hôpital pour des patients à vie » (41). En cela, Ivan Illich et Aldo Leopold, le théoricien de l’éthique de la terre, partagent une même perception de la santé comme capacité d’auto-renouvellement. Or, si l’on connait l’influence d’Ivan Illich sur la philosophie de la médecine et la bioéthique, on ignore le plus souvent le rôle prépondérant d’Aldo Leopold dans la naissance et les premiers pas de la bioéthique.

La triple naissance de la bioéthique : la tentative du lien entre éthique sectorielle et éthique transversale

En 1927, le pasteur protestant allemand de l’université de Saale, Fritz Jahr (1895-1953) associa pour la première fois deux termes grecs : « bios » (vie) et « ethos » (mœurs, morale) pour former le néologisme bioethik. Ensuite, en 1970, l’oncologue américain Van Rensselaer Potter (1911-2001), de l’University of Wisconsin-Madisson utilisa, sans connaître les travaux de Jahr, le terme bioethics dans un article intitulé « Bioethics, the science of survival » et ensuite dans un livre célèbre « Bioethics : bridge to the future » (42,43). Enfin, André Hellegers (1926-1979), obstétricien néerlandais et premier directeur du Kennedy Institute of Ethics à l’université de Georgetown utilisa à son tour le terme bioethics dans ses publications.

Ces trois auteurs proposent une définition différente et complémentaire des deux autres. Fritz Jahr lui donne le sens d’une obligation morale à l’égard de tous les vivants, Van Rensselaer Potter y voit plutôt une forme de sagesse destinée à utiliser les sciences pour promouvoir la survie de l’humanité et enfin André Hellegers évoque une éthique pragmatique centrée sur des réalités médicales. Leur point commun est la quête d’une éthique pratique applicable aux comportements humains qui intègre les connaissances des sciences naturelles afin d’être impartiale.

La bioethik de Fritz Jahr n’est pas centrée sur la pratique médicale (44,45). Elle interroge le comportement des humains vis-à-vis du vivant non-humain et élargit à tous les vivants la dignité que l’éthique déontologiste kantienne réservait à l’être humain. Fritz Jahr s’appuie sur des travaux d’anatomie comparée, sur les recherches en psychologie de Gustav Fechner et les travaux du sociologue Rudolf Eisler. Jahr s’appuie aussi sur les valeurs théologiques fondamentales d’amour et de compassion, citant Saint François d’Assise, l’apôtre Saint Paul et des philosophies orientales. L’impératif catégorique de Kant devient chez Jahr un impératif bioéthique : « Ayez du respect envers chaque être vivant, comme si c’était un but en soi, et, autant que possible, érigez-le en principe universel ».

Les travaux de Van Rensselaer Potter et d’André Hellegers interviennent dans un contexte historique et sociologique marqué par la crainte d’un retournement des avancées technologiques contre l’humanité (46). D’une manière significative, le rapport du Club de Rome sur le risque lié à la croissance démographique publié à cette époque popularise cette perception du risque lié à l’environnement (47).

Potter définit la bioéthique comme une éthique transversale. C’est la sagesse nécessaire à l’utilisation de techniques sans cesse améliorées par la compréhension rationnelle du monde. La généralisation de cette sagesse à tout processus décisionnel est destinée à permettre la survie de l’humanité, grâce à une forme d’adaptation culturelle (48). Il met au centre de cette discipline la survie comme concept supra-éthique, inné, qui conduit à des comportements adéquats d’adaptation. Il emprunte cette notion au généticien de l’évolution Conrad Hal Waddington. Pour Potter, la bioéthique propose un cadre reflétant les limites imposées par les processus biologiques eux-mêmes (49). Ce spécialiste du cancer a également été inspiré par Teilhard de Chardin et sa vision globale du monde religieux et philosophique, par l’écologie profonde d’Arne Næss, soulignant la nécessité de changer avant tout des comportements, mais aussi et surtout par Aldo Leopold (1887-1948). Ce dernier, après avoir notamment été garde-forestier, devient professeur à l’Université de Wisconsin-Madisson. Dans son essai publié en 1949 : « A Sand Country Almanach », il propose une « land ethic » dont l’idée maîtresse est d’élargir le respect avec lequel doit être considéré chaque membre d’une communauté non seulement à tous les humains mais aussi aux animaux, plantes, sols et eaux, par le développement de la qualité d’un regard intérieur (50).

Étonnamment éloignée de l’approche de Potter, la bioéthique d’André Hellegers est très proche de celle que connaissons aujourd’hui. Elle a poussé en terre libérale et s’y est épanouie, avant de conquérir le reste du monde. Le modèle actuel de la bioéthique (celui du principlisme de Beauchamp et Childress, organisé autour des principes d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice) défend des valeurs profondément individualistes (51). Ce modèle privilégie le respect de l’autonomie individuelle du patient au détriment d’autres valeurs que le modèle classique semble complètement ignorer, alors même que ces valeurs oubliées constituent sans doute la clef d’un sursaut écologique dans le monde de la santé.

Perspectives : une pratique des soins qui participe à la protection de l’environnement

Vivre des temps apocalyptiques ne signifie pas vivre la fin du (d’un) monde. C’est prendre conscience de ce qui met à mal les possibilités d’y vivre et particulièrement ce qui y provoque la maladie. Cette prise de conscience est source de crise, c’est-à-dire d’incertitude, mais aussi d’opportunité de participer à un projet qui vise le bien commun.

Il est possible de pratiquer une médecine dans des objectif de développement durable en identifiant les sources de consommation inutiles, en monitorant les émissions inévitables, en pensant la place des « low-tech » dans la chaine des soins, en interpellant fournisseurs et gestionnaires des infrastructures. Il est possible aussi de s’investir avec créativité dans la prévention des maladies et donc dans la promotion de la santé, par des interventions à tous les niveaux de la chaine des soins, de l’industrie pharmaceutique aux prescripteurs et dispensateurs de soins.

Un peu partout dans le monde, des hôpitaux « verts » apparaissent. Ceux-ci mettent en avant l’importance de prendre soin de leurs patients ainsi que de leur personnel, tout en préservant la santé de la planète. Dans ces établissements, des efforts considérables sont déployés pour limiter la consommation d’eau et d’énergie, mais aussi pour limiter au maximum la production de déchets et de polluants liés à leurs activités.

Mais on ne peut pas en rester là. L’être humain ne se réalise pleinement en tant qu’humain que grâce aux relations qu’il noue avec les autres humains. Autrement dit, loin de l’idéal de l’autonomie individuelle défendu par l’approche classique de la bioéthique, c’est l’interdépendance humaine qu’il faudrait viser. Cette notion échappe actuellement à une idéologie des soins héritée des fondateurs de la médecine scientifique. Par ailleurs, l’être humain ne peut pleinement s’épanouir que dans un équilibre respectueux vis-à-vis de l’environnement naturel dans lequel il évolue. S’il veut échapper à une empreinte écologique de plus en plus inacceptable, l’hôpital de demain et la perception de l’économie de la santé qui le sous-tend, ne pourra pas de se contenter de réformes superficielles. Un changement radical de valeurs est nécessaire.

La bioéthique peut être utile pour stimuler un tel mouvement révolutionnaire, à condition que l’on se souvienne des racines oubliées de cette discipline. Il faut se souvenir que la santé de chacun d’entre nous dépend de la santé des autres et que nous sommes donc interdépendants. Il faut se souvenir également que l’environnement naturel dans lequel nous évoluons a une influence considérable sur notre santé et qu’il doit être respecté si nous voulons survivre.

Dès lors, pour parvenir à intégrer la transition écologique dans nos hôpitaux, il faut pouvoir penser la pratique de soins de façon transversale, afin de mettre la technique au service de l’humanité et non au service d’un pouvoir technoscientifique qui ne prendrait pas en compte le péril existentiel qu’il représente pour toute la biosphère (52).

On pourrait élargir le propos et se souvenir que les fondements philosophiques et éthiques du questionnement de la survie de l’humanité face à un environnement qui change ont été l’objet, dans les années 1960, d’une futurologie apocalyptique guidée par la crainte qu’une folie guerrière conduise à l’utilisation de l’arme nucléaire, signant une fin du monde brutale. Mais pour Hans Jonas, le menace venait tout autant d’une apocalypse rampante liée à un changement des comportements individuels devenant menaçants pour toute l’humanité : une fin du monde par consommation effrénée des ressources naturelles (46).

Ces vingt dernières années ont été marquées par la démonstration factuelle de la mise en péril de l’humanité à travers la détérioration de l’environnement. N’est-il pas temps de réfléchir à des dispositifs qui nous permettent de conserver les bénéfices d’une médecine efficace tout en limitant les dommages à l’environnement dans lequel s’intègrent les humains ? Pour y parvenir, les professionnels de la santé devront alors montrer qu’il est possible de concilier, d’une part, un devoir de compétence dans le développement des moyens cliniques nécessaires et suffisants aux diagnostics et aux traitements, et, d’autre part, un devoir de responsabilité concernant la mise en place de moyens intellectuels, moraux et techniques pour gérer efficacement les conséquences environnementales liées à l’activité clinique.

Affiliations

Centre de Bioéthique de l’Université de Namur, Institut ESPHIN

Correspondance

Dr Grégoire Wieërs
Centre de Bioéthique de l’Université de Namur
Rue de Bruxelles 61
B-5000 Namur
gregoire.wieers@unamur.be

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