Hommes Auteurs de Violences Conjugales Étude Qualitative sur l’Expérience des Médecins Généralistes Belges dans leur Prise en Charge

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Antoine Chaumont (1), Yasmin Abid (2), Ségolène de Rouffignac (2) Publié dans la revue de : Avril 2023 Rubrique(s) : Médecine Générale
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Résumé de l'article :

Introduction
Malgré la prévalence des violences conjugales (VC) en Belgique, rares sont les études qui s’intéressent au rôle de la médecine générale dans la prise en charge des auteurs de VC. Quelle est l’expérience des médecins généralistes belges dans la prise en charge des hommes auteurs de violences conjugales ? Méthode
Une étude qualitative a permis d’explorer l’expérience des médecins généralistes belges dans la prise en charge des hommes auteurs de VC. C’est à travers un échantillonnage par effet « boule de neige » et des entretiens individuels semi-dirigés que nous avons pu sonder l’expérience de cinq médecins généralistes. L’hétérogénéité recherchée des profils en termes de genre, d’âge, d’années d’expérience, de type et de lieu de pratique a permis d’obtenir un échantillon riche et divers. Balisés par un guide d’entretien et ensuite strictement retranscrits, ces cinq entretiens ont fait l’objet d’une analyse inspirée de la théorisation ancrée.
Résultats
Trois thèmes principaux relatifs à l’expérience des médecins ont été identifiés : [1] Par quels moyens les médecins identifient-ils ou elles les hommes auteurs de VC et comment leur donner une place en tant que patients ? L’identification se fait majoritairement via la femme victime. Il y a peu d’auto-identification des auteurs de VC. Il s’agit d’une vision « victim-centred ». L’importance du lien thérapeutique avec l’homme auteur de VC est mise en avant. [2] Le deuxième thème met en lumière un tabou généralisé des répondant.e.s envers les hommes auteurs de VC, impactant leur prise en charge. Il propose la communication et la verbalisation afin d’inscrire [3] la médecine générale dans un système réseau centré sur l’homme auteur de VC. Ce système est nécessaire à un accompagnement et une prise en charge multidisciplinaire adéquate des hommes auteurs de VC.
Conclusion
Il existe un tabou systémique généralisé autour des hommes auteurs de VC. La médecine générale participe à ce tabou. Il y a une déresponsabilisation de celle-ci qui amène à un manque de prise en charge des auteurs de VC. Un système réseau est indispensable pour une prise en charge adaptée des hommes auteurs de VC. D’autres études sont nécessaires pour évaluer le rôle de la première ligne en vue de la prévention du recours à la violence conjugale.

Mots-clés

Médecine générale, Médecin généraliste, Auteur de violences conjugales, Violences conjugales, Prise en charge, Théorisation ancrée, Étude qualitative.

Article complet :

Introduction

La violence conjugale (VC) est définie par « tout comportement au sein d’une relation intime qui cause un préjudice ou des souffrances physiques, psychologiques, sexuelles, économiques ou sociales aux personnes qui en font partie » (1).

La prévalence de ce type de violence est de plus en plus documentée en Belgique. Les victimes en parlent plus facilement, notamment suite à des campagnes de sensibilisation et à certains mouvements collectifs (« MeToo », « Balance ton porc », …). À travers le monde, 35% des femmes sont victimes de violence conjugale et/ou sexuelle de la part de leur partenaire au cours de leur vie (2). En Europe, cela concerne 25,4% des femmes (2). Une étude américaine montre que, en consultation, 13% à 23% des patients de sexe masculin déclarent avoir déjà manifesté de la violence envers leur partenaire, et que deux auteurs de VC sur trois bénéficient d’un suivi médical conventionnel chez leur médecin traitant (3). La notion de « genre » est capitale dans la problématique des violences conjugales. En effet, l’écrasante majorité des auteurs sont des hommes (2).

Au vu du nombre de victimes détectées en consultation (souvent venues pour un autre motif), force est de constater que la médecine générale a sa place dans la détection et la prise en charge des (victimes de) violences conjugales, bien que les auteurs de VC soient nettement moins identifiés. Or, et malheureusement, qui dit « victime », dit « auteur » : s’intéresser à cette problématique nécessite de prendre en compte la dynamique des violences auteur-victime ainsi que le système dans laquelle cette dynamique s’inscrit.

Il existe peu d’études ou de recommandations concernant les auteurs de VC. Il semble pourtant pertinent de s’y intéresser afin de promouvoir une prise en charge globale des VC. En 2014, Morgan et al. soulignent déjà que les hommes auteurs de VC sont plus susceptibles de rechercher le soutien informel auprès de leurs amis ou de leur famille. La deuxième source de soutien la plus probable est le ou la médecin de famille (10). Une revue de littérature publiée en 2018 aux États-Unis établit une série de recommandations aux médecins généralistes lorsque l’un de leurs patients reconnait recourir à diverses formes de violence au domicile (5).

Cette étude exploratoire porte sur l’expérience des médecins généralistes belges à l’égard des hommes auteurs de VC. Il s’intéresse aux hommes auteurs de VC dans des relations hétérosexuelles, même s’il existe des victimes de VC de genre masculin (4). Même si, mais plus rarement, les auteurs peuvent être des femmes, celles-ci ne font pas l’objet de cette étude.

Méthodologie

Stratégie d’échantillonage et de recrutement

La sélection des médecins a été faite via la stratégie dite « boule de neige ». Sept médecins généralistes ont été contactés par téléphone ou par email. Afin de se rapprocher de la diversité des pratiques et de la population de médecins généralistes, des profils de pratiques hétérogènes ont été sélectionnés. Les critères suivants ont été répertoriés et notés : âge, genre, nombre d’années de pratique, milieu urbain ou rural, médecin travaillant en groupe (maison médicale ou association) ou seul.e, pratique à l’acte ou au forfait. Pour participer aux entretiens, les médecins se sont auto-identifiés comme ayant de l’expérience avec les hommes auteurs de violences conjugales. L’équipe de recherche consistait en deux chercheurs principaux (SR et AC, ce dernier, en tant que chercheur principal et ayant réalisé les entretiens, était médecin généraliste en formation).

Récolte des données

Des entretiens semi-dirigés en présentiel ont été réalisés suivant un guide d’entretien reprenant les points suivants : 1. Connaissance ; 2. Expérience ; 3. Diagnostic ; 4. Suivi ; 5. Prise en charge ; 6. Ressenti personnel et 7. Avenir. Des questions ouvertes ont permis d’explorer ces points, suivies de questions fermées pour la clarification. Les entretiens ont été menés entre janvier et février 2020. Ils se sont déroulés après avoir obtenu le consentement éclairé des participants et dans l’anonymat des données. Ils ont duré entre 45 minutes et 1 heure et ont été réalisés dans un lieu qui convenait aux participants. Les entretiens ont été enregistrés pour faciliter leur retranscription complète et analyse.

Analyse

L’objectif étant non seulement de comprendre mais également d’enrichir les connaissances actuelles sur les auteurs de VC, une analyse inspirée par la théorisation ancrée a été réalisée sur base des entretiens retranscrits sous forme de texte selon un protocole rigoureux : familiarisation, codification ouverte en étiquette qui ont été ensuite rassemblées en catégories et finalement développées en thèmes. Les résultats ont été comparés avec la littérature. Un des entretiens a été codé séparément par deux chercheurs (SR et AC). Les autres ont été codés par le chercheur principal (AC) sous supervision de l’autre chercheur (SR). Les autres étapes de l’analyse ont été réalisées par les deux chercheurs. D’autres entretiens se sont déroulés en cours d’analyse. L’analyse n’a pas utilisé de logiciel informatique.

Résultats

Sept médecins généralistes ont été contacté.e.s et cinq ont accepté de participer à l’étude Cette étude a permis de dégager 3 grands thèmes.

Thème n°1 - De l’auteur caché au patient identifié

Pour déceler les hommes auteurs, la première porte d’entrée est la révélation directe des VC par la femme victime ou les victimes collatérales (révélation, constat de coups). Indirectement, certains indices permettent de reconnaitre une situation de VC via la femme victime (type de lésion, récurrence et chronicité des plaintes, comportements en consultation, …). Ces indices nécessitent d’être proactif.ve et attentif.ve. Pour les médecins, il semble souvent compliqué d’utiliser ces informations pour approcher les auteurs de VC. « Oui, c’est la partie visible de l’iceberg, ça. C’est quand la victime a vraiment été victime de coups violents et qu’elle admet que ce n’est pas normal. Parce que j’ai parfois aussi découvert des traces de coups auprès d’une victime qui m’invente une explication bidon. Et je dis « non, ça, je n’y crois pas madame. » Parce que quand on chute, on se blesse à des endroits de contact, et pas à l’intérieur du bras, pas à l’intérieur de la cuisse, etc. » (Médecin 4).

D’après les médecins interrogé.e.s, il est très rare qu’un homme auteur de VC révèle lui-même la situation de violences en consultation. Néanmoins, des indices permettent, selon eux, d’identifier de la VC via les hommes auteurs : les plaintes (nervosité, relations sexuelles, problèmes sociaux, mal-être psychologique, …), les comorbidités (assuétudes, antécédents familiaux de VC, maladies psychiatriques), les signes extérieurs (discours utilisé, comportement violent en consultation, …), les métiers de pouvoir et/ou procurant une position privilégiée. « Ce qui pourrait mettre la puce à l’oreille c’est un mal-être psychologique, quel qu’il soit. Et une dépendance aussi, une assuétude, quelle qu’elle soit. Quand les hommes révèlent, ou les femmes aussi, des comportements violents, qu’ils ont sous influences, ou des comportements plutôt agressifs » (Médecin 2).

Il existe des barrières à cette identification. Certains freins sont inhérents aux hommes auteurs de VC : leur discours (minimisation, déresponsabilisation par rapport aux situations de violence), mais aussi le fait que ces violences se déroulent essentiellement dans la sphère privée. Les hommes auteurs de VC semblent être de faibles consommateurs des soins de santé et sont donc « cachés » de la première ligne. « On ne dépiste pas parce qu’ils ne viennent pas. Il y a ça, aussi » (Médecin 3).

Certain.e.s médecins ont exprimé une difficulté d’empathie ou, à l’inverse, une sympathie à l’égard du patient pouvant biaiser l’identification. Ces prises en charge semblent éprouvantes, ce qui pourrait justifier le manque de détection et de prise en charge des auteurs de VC « C’est dur. Je n’ai pas envie de voir ça chez eux. Je n’ai pas envie de les associer à des hommes violents alors que ce sont des gens que j’apprécie. Donc j’imagine que ça doit être un frein aussi » (Médecin 3).

À l’inverse, la capacité des médecins à mettre des mots et à poser la question des violences aide à l’identification des auteurs. Certain.e.s participant.e.s vont jusqu’à la banalisation de la violence afin d’amener l’auteur suspecté à en révéler son utilisation. « À nous, en tant que soignant de banaliser la violence pour demander. « Comment ça marche avec votre femme ? vous savez, toutes les bonnes femmes c’est un peu la même chose. Parfois, il faut les remettre à leur place, non ? ». Poser ce type de question, ça permet de faire copain-copain pour faire venir le truc. Mais c’est compliqué » (Médecin 3). Le genre a été évoqué comme potentiel facilitateur : il serait plus simple pour un homme de reconnaitre être l’auteur de VC en présence d’un médecin homme.

Lorsque l’utilisation de la violence est admise, un lien thérapeutique doit se créer ou se renforcer pour prendre en charge un patient identifié. La position de médecin de famille et le rappel du secret médical sont des facilitateurs pour préserver ce lien.

Thème n°2 - L’importance des mots

En médecine générale, la verbalisation des VC semble problématique. Lorsqu’il leur était demandé de raconter une situation vécue avec un homme auteur de VC, les participant.e.s ont répondu systématiquement par une situation centrée sur la femme victime. Le véritable tabou sociétal autour des VC a été mis en évidence et spécifiquement vis-à-vis des hommes auteurs. Amener le sujet des VC en consultation avec un homme auteur identifié de manière indirecte, et donc non-demandeur, questionne la notion de légitimité. Cela pourrait entacher le lien thérapeutique voire rendre impossible une prise en charge ciblée. « Est-ce qu’on doit les raisonner ? Est-ce qu’on a le droit de nous immiscer là-dedans ? Parce que moi, l’auteur, je le traite comme une personne lambda. (…). Est-ce que j’ai le droit ou est-ce que je dois aller plus loin ? » (Médecin 1).

S’il y a une décision d’aborder les VC avec l’homme auteur, il y a lieu de le faire avec précaution. La perche est tendue vers l’homme auteur, qui saisit ou non l’opportunité d’en parler. La prise en charge semble donc rythmée par l’homme auteur suspecté ou identifié. « J’ouvre un peu des portes sur ce qui peut être à l’origine ou entretenir la plainte qui est présente. (…) En espérant qu’ils saisissent la perche (…) Moi je suis toujours dans la grande prudence. « Est-ce que vous souhaitez qu’on en parle ? Est-ce que vous acceptez qu’on en parle ? » Et 9 fois sur 10, ils disent oui » (Médecin 4).

Le vocabulaire utilisé par les médecins est sujet à une grande attention lors d’une consultation avec un homme auteur de VC. Nommer une situation de VC avec un homme auteur en consultation peut augmenter la violence suite à une prise de conscience de ce dernier. Cela peut constituer un frein par souci de sa propre sécurité voire augmenter la dangerosité vis-à-vis de la femme victime.

Les VC représentent également un tabou pour les hommes auteurs qui ne se confient que très rarement par rapport à cette problématique. Ceux-ci utilisent souvent des discours de déresponsabilisation, de justification et de victimisation parfois incomprise par les soignant.e.s. Les médecins associent ce problème de verbalisation à une banalisation, amenant les hommes auteurs de VC à se justifier, nier ou utiliser des euphémismes. Il en découle un manque de compréhension de la situation pour les médecins laissant place à l’interprétation personnelle. Ce manque de verbalisation à tous les niveaux cause un retard ou un manque de prise en charge des hommes auteurs de VC en médecine générale.

Plusieurs médecins remarquent une lacune au niveau communicationnel assimilé à un manque de formation. « Moi, en tant que médecin généraliste, je n’ai pas vraiment d’outil de communication. (…) Je pense qu’il faut un minimum de formation à la communication. (…) Sinon, on n’abordera jamais ce problème-là » (Médecin 2).

Thème n°3 - On n’est pas juge, on est médecin

Dans la prise en charge des hommes auteurs de VC, l’empathie est propre à chaque médecin. Elle démarre du colloque singulier et positionne ensuite les médecins dans le système de soins en fonction d’une responsabilité qu’ils ou elles décident de prendre selon l’équilibre entre le devoir professionnel et le bien-être personnel. D’un côté, il y a la volonté d’aider les patients, dictée par le devoir professionnel. D’un autre côté, il peut exister un jugement critique de sa propre empathie envers ces patients et de la légitimité de celle-ci. L’empathie peut varier en fonction de la capacité de l’auteur de VC à se remettre en question. Si celui-ci montre une motivation au changement, les soignant.e.s peuvent plus facilement entamer une prise en charge. À l’opposé, si l’homme auteur de VC éprouve du déni, les médecins n’engagent généralement pas de prise en charge voire mettent fin à la relation thérapeutique. Il y a moins d’empathie et, de ce fait, une déresponsabilisation. « C’est dur parce que parfois je me dis… j’ai peur de ne pas bien prendre en charge les patients. En me disant « cette personne ne m’inspire que du dégoût » et donc peut être que je ne m’investis pas comme pour un autre patient, d’où l’intérêt de leur demander de changer de médecin » (Médecin 3).

Beaucoup de participant.e.s voient la place de médecin de famille comme une position privilégiée permettant une meilleure compréhension du système des VC. Cependant, plusieurs médecins l’ont trouvée inconfortable lorsque des violences sont dévoilées « C’est un jeu parfois difficile, à multifacette, et où on doit pouvoir jongler avec tous ces aspects : secret médical, connaissance de la globalité aussi. (…) Quand on découvre la situation, on peut difficilement dire « monsieur, je ne vous soigne plus. Vous avez frappé madame » (Médecin 4).

Dans ce système familial, les médecins se concentrent régulièrement sur la femme victime au détriment de l’homme auteur. De plus, de certains entretiens ressort une responsabilité des femmes victimes dans la prise en charge des auteurs de VC. À ces dernières semble être attribuée la responsabilité de leur propre sécurité et celle de la famille ainsi que de mobiliser le réseau d’aide.

Le rôle de la médecine générale est pointé comme étant révélateur des VC, catalyseur du réseau et sensibilisateur par rapport aux VC, mais pas thérapeutique. D’abord, il existe une difficulté d’utiliser l’information reçue en consultation pour entamer une prise en charge adéquate. De plus, plusieurs médecins ne se sentent pas capables de mener cette prise en charge seul.e.s par manque de légitimité, d’empathie ou de formation. Il transparait une forme de désengagement lorsque des violences sont mises en avant. « Moi, j’ai les infos, mais qu’est-ce que j’en fais… ? J’ai juste envie de les donner à quelqu’un qui l’aide plus » (Médecin 1).

La médecine générale se concentre sur la sensibilisation avec les hommes auteurs de VC, la prise de conscience des violences et la déconstruction des croyances. Le but de la prise en charge est d’arriver à un changement de comportement de la part de l’homme auteur de VC. Selon les médecins interrogé.e.s, ce travail ne peut être réalisé en médecine générale car il dépend du réseau d’intervenant.e.s externes. Les médecins semblent avoir connaissance d’un réseau existant spécialisé dans la prise en charge des VC mais très peu semblent l’utiliser malgré une confiance exprimée envers ce réseau. Les ressources mentionnées sont principalement la psychologie et la psychiatrie.

Au-delà du rôle du médecin généraliste dans le colloque singulier et dans le réseau, celui-ci endosse également un rôle de visibilisation des hommes auteurs de VC dans un système sociétal. Il existe un déséquilibre important entre les femmes victimes et les hommes auteurs de VC, autant dans la littérature scientifique que dans leur visibilité dans la société. Un travail en amont semble indispensable afin de visibiliser les hommes auteurs de VC et briser le tabou autour de leur problématique. Des campagnes de sensibilisation pour les hommes auteurs de VC ont été suggérées. Plusieurs médecins souhaiteraient une amélioration du réseau et un accès plus simple aux ressources spécialisées. Enfin, au niveau de la littérature, des recommandations et des guides de bonnes pratiques pourraient faciliter l’approche des auteurs de VC en médecine générale.

Discussion

Les résultats de notre étude exploratoire montrent que les médecins sont plutôt centrés sur la femme victime dans la problématique des VC par un biais de sensibilisation. D’abord, l’identification des hommes auteurs de VC se fait en grande majorité via leurs partenaires/victimes. Ensuite, leur prise en charge vise souvent à protéger les femmes victimes. Il s’agit donc d’une vision victim-centred. Or, une prise en charge adéquate de l’homme auteur de VC est indispensable pour une modification des comportements et ainsi freiner ce phénomène.

De ces différents constats, il peut être admis que les hommes auteurs de VC sont « invisibles ». D’abord pour eux-mêmes via la déresponsabilisation et leurs croyances par rapport à la relation de couple. Ensuite, on retrouve cette invisibilité au niveau de la médecine générale. Or, selon une étude américaine, 2 hommes auteurs de VC sur 3 ont un médecin traitant qu’ils consultent pour des soins de routine (3). Finalement, lorsqu’une situation de violence est suspectée, la difficulté de nommer la problématique avec le patient auteur de VC l’emporte. Cependant, les résultats montrent que lorsqu’une perche est tendue vers l’homme auteur, sa réaction est souvent positive. Une méta-analyse de 2020 (13) montre qu’une attitude d’écoute active et une anamnèse orientée sur les difficultés relationnelles permet de faciliter l’engagement des hommes auteurs de VC dans la relation thérapeutique. D’une certaine manière, cette confrontation semble nécessaire à la prise de conscience en vue d’un changement de comportement. Sans cela, l’homme auteur reste confortable dans un environnement et un système qu’il connait et contrôle. Il s’installe alors une inertie difficile à modifier. Il semble essentiel de sensibiliser et former la première ligne comme point de départ pour visibiliser les hommes auteurs et favoriser une communication et un accompagnement de qualité.

Les hommes auteurs de VC sont également invisibilisés dans la société qui soutient essentiellement les femmes victimes. Les hommes auteurs sont rarement évoqués alors qu’il semble évident que la problématique des VC est un système à considérer dans son ensemble. La banalisation sociétale de la violence de manière générale peut amener les hommes auteurs de VC à minimiser leurs actes rendant cette violence moins problématique. Nous vivons dans une société patriarcale où l’égalité des genres n’est pas toujours appliquée. Selon la convention d’Istanbul rédigée en 2018 (11), « la violence contre les femmes demeure l’une des manifestations les plus prononcées des rapports de pouvoir inégaux entre les femmes et les hommes. Il s’agit à la fois d’une violation des droits humains des femmes et d’un obstacle majeur à l’égalité de genre ». Il existe donc un lien entre les rapports de pouvoir au sein d’un couple et ceux dans la société. L’éducation dès le plus jeune âge semble être un levier indispensable pour travailler sur les stéréotypes de genre et donc possiblement sur les rapports de pouvoir potentiels au sein d’un couple.

Lorsqu’ils expriment une demande d’aide professionnelle concernant cette problématique, les hommes auteurs de VC sont majoritairement enclins à chercher cette aide chez leur médecin traitant (9). Et d’autant plus lorsqu’il existe un lien thérapeutique (9). La médecine générale a donc un rôle à jouer dans cette problématique puisqu’elle y est confrontée. Il semble nécessaire de comprendre le vécu du patient et de montrer une volonté de l’aider malgré le fait que le ou la soignante ne cautionne pas ses actes. Éprouver de l’empathie face à un patient auteur de VC ne signifie pas que le ou la médecin cautionne la violence.

D’après les résultats de notre étude, les rôles de la médecine générale sont l’identification des situations de VC, la prise de conscience de ces violences chez le patient auteur ainsi que la référence pour une prise en charge spécialisée. Une étude qualitative (14) , ainsi qu’une revue de littérature (15), ont mis en évidence la complexité du repérage des auteurs de VC en consultation, et l’intérêt d’un repérage structuré et prudent . Cela rejoint la littérature qui montre que référer vers un programme d’intervention spécialisée doit constituer une des premières interventions en médecine générale (5)(11)(16). Cependant, ces structures de deuxième ligne sont souvent peu nombreuses. Le manque d’identification des patients amène une faible proportion à participer à des groupes de responsabilisation et la majorité y sont contraints par la justice. Cette partie du réseau doit s’étendre si la médecine générale joue son rôle dans ce système.

Les médecins interrogé.e.s ont révélé un manque de formation, qu’elle soit théorique, psychologique ou communicationnelle afin d’approcher les auteurs de VC. Or, pour la réalisation de cette étude, un des critères de sélection des médecins était d’avoir des patients auteurs de VC identifiés dans sa patientèle. Qu’en est-il des médecins n’ayant jamais été confronté.e.s consciemment à cette face cachée des VC ? En Belgique, plusieurs formations intègrent le modèle du Processus de Domination conjugales (PDC). Elles apportent une lecture dynamique et systémique des VC intégrant les différents acteurs et actrices concerné.e.s. Elle est destinée aux professionnel.le.s amené.e.s à être confronté à cette problématique. De plus, un processus participatif visant à inclure des contenus sur les violences faites aux femmes dans l’enseignement supérieur a été lancé en mai 2019 dans le cadre de la Convention du Conseil de l’Europe (10).

Les hommes auteurs de VC en médecine générale font l’objet de très peu d’études. Cette étude exploratoire tente de mettre en lumière une problématique sociétale fréquente. Cependant elle présente plusieurs limitations. Le nombre de médecins interrogé.e.s n’a pas permis d’atteindre la saturation dans nos données. De plus, une des personnes interrogées était spécialisée dans le domaine des violences faites aux femmes. Il a été difficile de l’amener à discuter des hommes auteurs de VC et non des femmes victimes. De ce fait, son entretien a été difficile à analyser car les données étaient souvent en dehors du sujet de ce travail. Enfin, les personnes ayant accepté de participer à cette étude sont intéressées et sensibilisées par le sujet (self-section bias) et peuvent avoir donné des réponses démontrant une bonne prise en charge de leur part (social desirability bias). Trianguler l’expérience des médecins généralistes avec l’avis des hommes auteurs de VC, le réseau spécialisé et la justice aurait apporté une dimension plus complète à ce travail.

Conclusion

Les hommes auteurs de violences conjugales sont cachés à plusieurs niveaux : à eux-mêmes, en médecine générale et dans la société, y compris scientifique. Ce constat va à l’encontre de la prévalence de cette problématique. Ils existent, mais on ne les voit pas. Cet ensemble génère un tabou autour des hommes auteurs de VC qui semble convenir à plusieurs niveaux. Il est nécessaire d’arriver à une conscientisation du rôle de la médecine générale vis-à-vis des hommes auteurs de VC, d’enrichir la formation des soignant.e.s et de briser ce non-dit grâce à la verbalisation comme moyen de les visibiliser. Une prise en charge adaptée des hommes auteurs de VC nécessite de s’inscrire dans un système réseau au sein duquel une collaboration est indispensable entre les médecins et les intervenant.e.s spécialisé.e.s afin de mener à bien un changement de comportement chez les hommes auteurs. La prise en charge des auteurs des violences conjugales relève d’une responsabilité individuelle et collective.

Affiliations

1. médecin généraliste, UCL, drchaumont.a@gmail.com
2. médecin généraliste, CAMG UCL, yasmin.abid@uclouvain.be
3. médecin généraliste, CAMG UCL, segolene.derouffignac@uclouvain.be

Correspondance

DR. SÉGOLÈNE de ROUFFIGNAC
CAMG - Centre Académique de Médecine Générale
Faculté de médecine et médecine dentaire - UCLouvain
Avenue Hippocrate, 57 bte B1.57.02
B-1200 Woluwe-Saint-Lambert, Belgique
segolene.derouffignac@uclouvain.be

Références

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