Réflexion sur l'apport de l'intelligence artificielle à la pratique médicale

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Théophile Godfraind Publié dans la revue de : Septembre 2020 Rubrique(s) : Médecine et IA
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Résumé de l'article :

L’intelligence artificielle (IA) est l’imitation de l’intelligence humaine par des machines dans lesquelles sont introduits des programmes informatiques. Elle analyse des données et contribue à la prise de décisions. L’ordinateur réalise des tâches accomplies par les humains sur la base d’algorithmes. La loi de Moore constate que la capacité des ordinateurs, qui suit une augmentation exponentielle, double tous les 18 mois. Sur cette base, l’IA dépasserait l’intelligence humaine vers 2050. La machine learning imite la structure et les méthodologies de fonctionnement d'un cerveau humain. Elle est alimentée par les big data qui sont une masse de données hétérogènes qu’elle peut traiter à un rythme bien au-delà des capacités humaines et dans lesquelles elle peut regrouper des données exploitables. À cette branche virtuelle de l’IA s’ajoute la branche physique des robots. Il a été démontré que le diagnostic médical est mieux assuré par les médecins que par les programmes actuels de diagnostic. Toutefois, dans le cas du cancer du sein, bien qu'aucun algorithme d'IA n'ait surpassé les radiologues, un ensemble d'algorithmes d'IA combinés à une évaluation radiologique dans un dépistage à lecteur unique a amélioré la précision globale du diagnostic. Seul le médecin qui fait preuve d’empathie et non la machine, qui en est dépourvue, est habilité à poser un diagnostic. L’information correcte du patient conforte la confiance du malade.

Mots-clés

Médecine, intelligence artificielle, machine learning, big data

Article complet :

Introduction

La déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle est une initiative lancée par l’Université de Montréal au service du bien-être de tous. Elle prône pour cela le respect de sept valeurs qu’elle présente comme fondamentales: le bien-être, l’autonomie, la justice, le respect de la vie privée, la connaissance, la démocratie et la responsabilité.

Intelligence artificielle et intelligence humaine

L’intelligence artificielle (IA) est l’imitation de l’intelligence humaine (1) par des machines dans lesquelles sont introduits des programmes informatiques complexes. L’intelligence humaine a été définie de plusieurs façons (2). Elle met en jeu plusieurs activités qui sont de trois ordres : l’ordre de l’acquisition (sensation, perception, conscience), l’ordre de la conservation (mémoire), l’ordre intellectuel (qui notamment organise le réel en pensée et en action par la conception de processus abstraits et logiques menant à la formulation de conclusions). L’intelligence artificielle joue un rôle important en Médecine en agissant au niveau de différentes phases du processus médical. D’abord dans l’analyse de données, analyse qui intervient comme facteur potentialisateur de la réflexion médicale dont elle accélère le développement. Elle intervient aussi au niveau de la prise de décision à partir de cette analyse des données.

L’objectif de l’IA est de produire des machines autonomes capables d’accomplir des tâches complexes en utilisant des processus réflectifs semblables à ceux des humains (3). L’expression Intelligence Artificielle a été utilisée pour la première fois en 1956 lors d’une conférence sur la modélisation de l’intelligence humaine organisée au Dartmouth College USA. Dans certaines situations, on considère qu’elle pourrait remplacer le Médecin. Ceci constitue un point de vue pessimiste dont nous verrons la faiblesse.

Brève histoire de la médecine

La Médecine a connu au cours des millénaires depuis Homo habilis un processus évolutif continu de nature darwinienne. Darwin avait conçu l’évolution des espèces comme un processus additif de changements minimes amenant par étapes l’apparition de nouvelles espèces (4). Dans le cas de la Médecine, l’évolution n’est pas régie par la seule action des forces naturelles car les capacités créatives des Médecins y ont largement contribué. Il en résulte que l’imaginaire collectif attribua au Médecin un pouvoir sacerdotal justifié dans le passé par sa fonction au service des âmes et des corps. Ainsi, les prêtres de la religion pharaonique de l’Egypte ancienne et les moines chrétiens du Moyen Age pratiquaient une fonction duale. Selon que l’on soit Indien, Chinois ou Occidental, l’histoire et même la pratique contemporaine de la Médecine peuvent être différentes. Chez les premiers, la Médecine occidentale est enseignée dans des Facultés de Médecine de niveau comparable aux Facultés européennes et la pratique médicale occidentale est parallèle à celle de leur Médecine traditionnelle. Le propos de cet article est la Médecine occidentale. La pratique médicale, dont la base est la relation médecin malade n’est pas considérée par le public comme une science mais plutôt comme un art. Ainsi, on attribue à Voltaire l’adage suivant « l’art de la médecine consiste à distraire le malade pendant que la nature le guérit ». Pourtant dans le dictionnaire philosophique tome sixième de 1838 page 735, Voltaire écrit « mais est-il rien de plus estimable au monde qu’un médecin qui, ayant dans sa jeunesse étudié la nature, connu les ressorts du corps humain, les maux qui le tourmentent, les remèdes qui peuvent le soulager, exerce son art en s’en défiant, soigne également les pauvres et les riches ne reçoit d’honoraires qu’à regret, et emploie ces honoraires à secourir l’indigent ? Un tel homme n’est-il pas un peu supérieur au général des capucins ? »

Intelligence artificielle et ordinateurs

L’intelligence artificielle aide à comprendre que le diagnostic médical n’est pas une activité artistique. Alan Turing, l’inventeur de l’ordinateur, a démontré qu’il était possible d’y installer des programmes numériques utilisant des algorithmes qui sont actuellement basés sur l’informatique, la biotechnologie, les sciences cognitives dont l’acronyme est NBIC. L’algorithme est une suite finie d’opérations arrivant à un résultat. Un algorithme a servi dans la procédure établie dans le cadre du SPRINT TRIAL (5). L’étude SPRINT TRIAL de 2015 est un essai clinique portant sur le traitement de l’hypertension artérielle. Son but est de voir si la réduction de la pression sanguine systolique à 120 mm Hg présente un avantage sur le traitement classique qui réduit la pression systolique à 140 mm Hg. Il porte sur 9361 patients divisés en deux groupes de sujets qui reçoivent soit une dose classique de médicaments antihypertenseurs soit une dose plus élevée pour atteindre l’objectif de 120 mm Hg. La première phase de SPRINT trial a été terminée après 3,26 années parce que les résultats du groupe traité intensivement étaient significativement meilleurs que ceux du groupe traité classiquement (5). Le principe de la combinaison de trois agents avait été admise pour atteindre l’objectif de 120 mm Hg. Les pathologies suivantes : infarctus du myocarde, accident coronaire aigu, AVC, insuffisance cardiaque et mort de cause cardiovasculaire, étaient significativement plus réduites dans le cas du traitement intensif que dans le cas du traitement classique.

L’ordinateur réalise des tâches accomplies par les humains sur la base d’algorithme(s) introduit(s) au préalable. Les techniques informatiques simulent des activités cognitives telles : la compréhension du langage, la résolution de problèmes mathématiques et même de composition musicale et d’œuvres picturales. Selon Turing une machine peut penser quand un observateur extérieur ne peut reconnaître qu’une réponse à sa question provient d’un humain ou d’une machine (6). La terminologie intelligence artificielle a réveillé certains mythes anciens de machines agressives pour l’humain. La loi de Moore qui est une loi purement empirique constate que le nombre de transistors double dans un ordinateur tous les 18 mois et que le prix de la machine reste constant. Dans ce processus la capacité de l’ordinateur suit une augmentation exponentielle et double avec la même cinétique. Sur la base de cette observation Ray Kurzweil a prédit que l’intelligence artificielle serait en mesure de dépasser l’intelligence humaine. Il a donné une projection proposant que cette situation se réaliserait vers les années 2050. En 1990 dans The Age of intelligent Machines, Ray Kurzweil prédisait que les nouvelles technologies de l’information amèneraient la fin de l’Union Soviétique par la perte du contrôle de l’information par le gouvernement. Depuis R.K. a émis plus de cent prédictions dont il a prétendu à quasi leur réalisation. Il jouit d’une influence considérable dans les milieux transhumanistes. On le dénomme « Pape du Transhumanisme ». Il a été engagé par Google en 2012. Il est un des promoteurs de l’hypothèse de La Singularité. La Singularité est une hypothèse prédisant un changement dramatique et irréversible de l’humanité quand l’IA sera super-humaine. En Physique, la singularité gravitationnelle est un point spécial de l’espace-temps dans le voisinage duquel les quantités décrivant le champ gravitationnel deviennent infinies. En Physique mathématique, une singularité est un point au-delà duquel les règles habituelles de l’Univers sont suspendues.

Selon Kurzweil, un véritable chaos résulterait de la singularité informatique de manière telle que l’espèce humaine serait en danger de survie. Cette vue n’est pas partagée par tous les spécialistes de l’informatique qui n’envisagent pas l’extrapolation d’une notion de Physique à la technologie des ordinateurs (6). De plus, il est possible d’échapper à la singularité informatique en refusant la soumission aux machines par une prise de conscience de la relation homme-machine.

Médecine et algorithmes

L’application de l’IA en médecine comprend deux branches principales: virtuelle et physique (7,8). Le composant virtuel est représenté par Machine Learning (également appelé Deep Learning) qui est alimenté par des algorithmes mathématiques qui améliorent leur apprentissage par l’expérience (9). La machine learning imite la structure et les méthodologies de fonctionnement d’un cerveau humain. Elle est alimentée par les big data qui sont une masse de données hétérogènes qu’elle peut traiter à un rythme bien au-delà des capacités humaines et dans lesquelles elle peut regrouper des données exploitables. La Figure 1 illustre l’utilisation de machine learning dans la recherche d’antibiotique. Les approches d’apprentissage automatique offrent la possibilité d’explorer rapidement et à peu de frais de vastes espaces chimiques in silico. Stokes et al. ont construit un modèle de réseau de neurones profond qui fonctionne en construisant une représentation moléculaire basée sur une propriété spécifique, dans leur recherche d’antibiotique, l’inhibition de la croissance d’E. coli, en utilisant une approche de passage de message dirigé. Ils ont d’abord formé un modèle de réseau neuronal en utilisant une collection de 2 335 molécules diverses (Figure1 a). Ensuite, ils ont appliqué le modèle à plusieurs bibliothèques chimiques, comprenant> 107 millions de molécules, pour identifier les principaux composés potentiels ayant une activité contre E. coli (b). Après avoir classé les candidats selon le score prévu par le modèle (c), ils ont sélectionné une liste de candidats prometteurs (d). Ils ont ainsi découvert un antibiotique dénommé Halicine actif sur le bacille de la tuberculose, sur les Entérobactéries et sur l’Acinétobacter baumanii une bactérie résistante à tous les antibiotiques (10).

La deuxième forme d’application de l’IA en médecine comprend les objets physiques, les dispositifs médicaux et les robots de plus en plus sophistiqués participant à la prestation des soins (robots de soins). L’approche la plus prometteuse est peut-être l’utilisation de robots comme aides; par exemple, un robot compagnon pour la population vieillissante avec un déclin cognitif ou une mobilité limitée. Un autre domaine où l’IA pourrait être utile est la distribution guidée de médicaments aux organes cibles, tissus ou tumeurs par le développement de nano robots.

L’introduction de l’intelligence artificielle en Médecine a nécessité l’établissement d’algorithmes numérisant les connaissances scientifiques sur les maladies. Par exemple, Watson, le programme d’Intelligence artificielle d’IBM, qui pratique entre autres la reconnaissance des mots, des images, la compréhension du langage, et peut analyser les big data. Il facilite la pratique de la médecine de précision en analysant le génome des tumeurs cancéreuses et en proposant le traitement en fonction des caractéristiques du patient (11). Des algorithmes menant au diagnostic ou au traitement sont publiés dans des journaux médicaux de premier plan et sont validés par la FDA. Sans que les réseaux cérébraux n’en soient élucidés, il est donc vraisemblable que la réflexion médicale menant au diagnostic procède mentalement par algorithme comme c’est le cas dans un ordinateur dont la technologie s’enrichit par l’effet cumulatif des séquences d’utilisation. Il en résulte que ce qui est appelé ‘art médical’ peut s’apparenter à un processus mental algorithmique auquel s’ajoute l’empathie du médecin qui est sa capacité à ressentir les émotions du patient ce qui ne ressort pas du mode opératoire de l’ordinateur. La supériorité d’un processus mental dépend de la capacité mnésique mise en jeu. Le curriculum médical a créé des réseaux cérébraux qui ont renforcé cette capacité mnésique.

La pratique médicale n’est pas une activité purement répétitive, elle s’enrichit par accumulation d’informations collectées lors de l’acte médical et à l’occasion de confrontations collégiales. Elle se rapproche de la démarche scientifique et trouve sa modélisation dans les grands protocoles de recherche clinique qui portent non sur un malade individuel mais sur une population. Comme le sujet de cette recherche clinique est l’homme malade, le médecin ne peut le considérer comme un objet car il souhaite faire preuve d’empathie ce qui introduit un biais dans une démarche scientifique critique. L’analyse de cette démarche ne peut exclure ce biais qui est intrinsèque à la relation médecin malade et qui fait la grandeur éthique de l’acte médical. Cet acte combat l’ordre naturel en soignant les malades parce que la Médecine admet que la Nature est imparfaite et que la maladie ainsi que la souffrance morale ou physique sont inacceptables. Ici le défi est que l’homme veut et peut surpasser la Nature. Il est possible que chez certains médecins la fascination consciente ou subconsciente pour ce défi prométhéen surpasse le désir de soulager la souffrance humaine qui devrait être constitutif dans la vocation médicale.

De nos jours, contrairement au passé, le malade peut tenter de comprendre son mal sans l’aide de son médecin car il peut trouver un avis sur Internet en cliquant très simplement « analyse de symptômes ». Ceci l’amène online à réaliser personnellement un diagnostic. Dans une conférence « Autodiagnostic et Internet » donnée le 23 mars 2017 au Collège Belgique, le Professeur Augustin Ferrant rapportait les résultats d’une enquête récente montrant que 58% des médecins ont rencontré des patients informés par le web. Dans 38 % des cas, la consultation fut moins efficace et le médecin fut mis au défi d’ignorance, détériorant de ce fait la relation médecin malade. De plus quand le diagnostic est posé, le malade a la possibilité de vérifier le traitement sur Internet. Ceci peut accentuer la méfiance à l’égard du médecin qui pourtant est le seul à même de rapporter correctement les symptômes caractérisant la souffrance du patient. La défiance des malades amène l’exigence d’examens ou de traitements inutiles selon les normes médicales mais qui correspondent à une analyse imparfaite établie par les patients. Ainsi dans certains pays les patients exigent de savoir si le diagnostic que le médecin propose est avalisé par le Système Watson. Ce type de comportement n’est pas spécifique aux malades car les sujets bien portants y ont également recours. En 2016, un comité de chercheurs en médecine de Harvard a comparé l’efficacité du diagnostic des médecins à celle des machines (12). Au total, 243 spécialistes de médecine interne et 23 applications de diagnostic machine couramment utilisées ont été confrontés à 45 cas cliniques, correspondant à 26 pathologies courantes et à 19 plus inhabituelles. Dans chaque cas, les médecins et les machines étaient chargés d’établir un diagnostic à partir d’une liste de symptômes. Aucune autre information n’était fournie sur les patients et les médecins n’ont pas procédé à un examen clinique. Les résultats de cette expérience, rapportés dans le JAMA, indiquent que les médecins étaient plus performants que les logiciels de diagnostic disponible à ce jour. Ils montrent que 72% des médecins ont posé le bon diagnostic alors que ce ne fut le cas que pour 34% des applications notamment l’application web Dx human. De plus, il est apparu que les médecins se sont montrés particulièrement plus efficaces pour diagnostiquer les maladies graves et/ou rares. De même, 84% des praticiens ont fait figurer le bon diagnostic dans leurs trois premiers choix. Les logiciels, eux, ne l’avaient sélectionné dans leur top 3 que pour la moitié des patients. Les médecins ayant tout de même posé un mauvais choix dans 15% des cas qui leur ont été présentés, il serait intéressant d’évaluer comment les machines pourraient réduire leurs erreurs de diagnostic. Il convient de signaler que dans la pratique courante, le médecin intègre des détails et une histoire du patient que les algorithmes ignorent, ce qui augmente la qualité du diagnostic médical. Ainsi, il ressort de cette étude que les médecins sont bien meilleurs que les machines informatiques dans la précision du diagnostic. Toutefois, l’imagerie médicale a été améliorée par l’apparition de l’imagerie numérique qui permet le paramétrage des images et leur traitement, augmentant de ce fait la masse des données à analyser. Ceci est assuré par des logiciels spécifiques qui permettent d’automatiser certaines tâches et d’assurer l’interprétation diagnostique. Ici, l’IA dépasse les possibilités techniques de la vision humaine (13).

L’acte médical ne se limite pas à un diagnostic et à la rédaction du libellé de la thérapeutique. Il est fondé sur l’empathie du médecin et sur un dialogue entre le médecin et son patient. Le schéma de l’étude SPRINT trial discuté plus haut paraît simple et aurait dû, semble-t-il, se dérouler avec un encadrement médical et infirmier réduit. Pourtant, les faits démontrent que dans le groupe traité pour atteindre une pression sanguine systolique d’au moins 120 mm Hg, la durée de l’intervention médicale et infirmière ainsi que celle de la contribution des patients a été beaucoup plus longue que dans le groupe classique, ce qui a augmenté le coût du traitement et le nombre de consultations hospitalières. L’affirmation fréquente que le médecin sera sous peu inutile ne résiste donc pas à l’analyse de grands essais cliniques récents.

Le malade fait appel au médecin en espérant retrouver l’énergie et la qualité de vie qui l’ont quitté brutalement ou progressivement. Il se soumet à une série d’investigations verbales ou physiques parce qu’il espère que le médecin découvrira la cause de son mal et le moyen de le guérir. Si l’état du patient s’est aggravé brusquement et qu’une hospitalisation en soins intensifs est indispensable, tant le patient s’il est encore conscient que son entourage se trouveront dans une situation sécurisée. Dans son ouvrage Anthropologie de la Maladie, Laplantine remarque que la maladie peut être considérée sous l’aspect du malade et sous l’aspect du médecin (14). Dans le premier cas, c’est la maladie subjectivement éprouvée, ‘l’illness’ des anglo-saxons qui consiste en la souffrance rapportée par le sujet. Dans l’autre cas, c’est la maladie scientifiquement observée et objectivée, la ‘disease’ des anglo-saxons, objet de la pratique biomédicale qui tend à ramener intégralement la première à la seconde en réduisant la personnalité du malade au profit de l’examen technique. Ainsi la parole du malade perd son importance et est même devenue hors champ (15). La douleur du malade est devenue un problème technique. Ceci mène à la perte de sa signification et amène la revendication de son oblitération absolue par des moyens chimiques.

IA et médecine d’amélioration

L’Intelligence artificielle facilite l’exercice de la médecine d’amélioration (enhancement medicine) qui est une pratique médicale voulant étendre aux humains bien portants les technologies thérapeutiques destinées aux personnes malades afin de réaliser un humain augmenté c’est à dire doué de qualités encore inconnues consistant en de plus grandes capacités intellectuelles et physiques éventuellement transmissibles aux générations futures (human enhancement). Elle a été officialisée dans un Rapport USA du President’s Council of Bioethics intitulé Beyond Therapy: Biotechnology and the Pursuit of Happiness (2003). Elle est louangée par d’aucuns mais contestée par d’autres, sa considération bioéthique n’est pas développée ici (16). En s’inspirant de Roland Barthes (Mythologies 1958) il apparait que cette recherche de l’amélioration mène à un divorce entre le savoir scientifique et la mythologie. Ce qui se traduit par une divergence entre la représentation scientifique et la représentation collective. En effet, les attentes de la société sont irréalistes par rapport aux possibilités de la science. De plus, l’utilité des tentatives d’amélioration d’Homo sapiens pose un problème éthique d’envergure. Le médecin tente de le résoudre personnellement face à une divergence entre le savoir scientifique et les croyances mythologiques présentes dans la représentation collective. Au cours de leur histoire les hommes se sont trouvés en présence de bouleversements opérant uniquement à l’extérieur d’eux-mêmes. L’humanité améliorée rencontrera une innovation d’un type nouveau qui aura lieu à l’intérieur du corps, c’est à dire dans le cerveau, les muscles et les artères, et même dans l’ADN, amenant vraisemblablement des changements de comportement. Utilisant un langage d’économiste, les transformations pourront ou non être considérées comme des bien rivaux c’est à dire des biens dont la consommation par un agent diminue la disponibilité pour les autres agents. Si les améliorations deviennent le propre d’individualités privilégiées et ne sont pas accessibles à tous les humains, les normes sociales traditionnelles seront mises en danger. Dès lors, on assisterait à une transformation imprévisible de la société, forçant une adaptation des institutions religieuses et laïques. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une transmutation pourrait avoir lieu suite au développement de l’intelligence artificielle. Cette éventualité mérite notre attention car la médecine sera aux avant-postes dans l’exécution de cette augmentation de l’humain qui est projetée par les grandes multinationales comme Google et Facebook dont l’objectif primaire est le profit financier et non le bien-être de la population humaine. Ces grandes multinationales publient des algorithmes à usage médical et développent des technologies susceptibles d’amener les machines à un niveau d’intelligence supérieur au niveau humain. Elles assurent la constitution de banques de données qui permettent un diagnostic plus rapide et un pronostic mieux assuré. Les médecins doivent considérer les machines comme des dépendants et non comme des dominants.

Le médecin et les machines

Dans cette section l’interaction du médecin et des machines sera envisagée dans le cadre de deux exemples d’imagerie médicale et dans celui d’un bref historique de la collecte des données de santé.

L’imagerie médicale

Par l’analyse de la rétine, le logiciel IDx-DR, un dispositif d’intelligence artificielle, est capable de détecter la rétinopathie diabétique, complication du diabète au fond d’œil. Il établit un diagnostic sans aucune ingérence humaine. Le processus mis en jeu est l’analyse des clichés de la rétine du patient. Il est donc utilisable par des médecins autres que les spécialistes en ophtalmologie. Il a obtenu de la FDA le 11 avril 2018 une autorisation de mise sur le marché officielle aux États-Unis. Ceci constitue une première opération commerciale de l’IA dans le domaine de l’imagerie médicale. L’avantage pour le patient est que son mal est détecté par la machine avant que la vision humaine ne puisse le distinguer. Le patient est alors redirigé vers un Ophtalmologue qui prend en charge le suivi thérapeutique. Cette situation jusqu’à présent exceptionnelle illustre le gain de temps thérapeutique dû à l’IA. Toutefois, il existe des limites à cet usage. Les patients qui ont des antécédents de traitement au laser, de chirurgie ou d’injections dans l’œil ou qui présentent l’une des conditions suivantes ne doivent pas subir de dépistage de la rétinopathie diabétique avec IDx-DR: perte de vision persistante, vision trouble, flotteurs, œdème maculaire préalablement diagnostiqué, sévère rétinopathie non proliférative, rétinopathie proliférative, rétinopathie radiologique ou occlusion veineuse rétinienne. IDx-DR ne doit pas être utilisé chez les patientes diabétiques enceintes; la rétinopathie diabétique peut évoluer très rapidement pendant la grossesse et IDx-DR n’est pas destiné à évaluer la rétinopathie diabétique à évolution rapide. IDx-DR est uniquement conçu pour détecter la rétinopathie diabétique, y compris l’œdème maculaire; il ne doit pas être utilisé pour détecter toute autre maladie ou affection. Les patients devront toujours subir un examen oculaire complet à l’âge de 40 ans et à 60 ans et également s’ils présentent des symptômes visuels (par exemple, une perte de vision persistante, une vision trouble ou des flotteurs).

Le dépistage par mammographie est l’un des outils les plus largement déployés pour la détection précoce du cancer du sein et il a été démontré qu’il diminue la mortalité dans plusieurs essais cliniques randomisés. Cependant, le dépistage par la mammographie est imparfait avec 1 cancer sur 8 non diagnostiqué dans la communauté américaine. Environ 9% à 10% des 40 millions de femmes américaines qui subissent un dépistage systématique des seins chaque année sont rappelés pour une imagerie diagnostique supplémentaire et seulement 4% à 5% des femmes rappelées sont finalement diagnostiquées comme ayant un cancer du sein. Cette situation mène à des préjudices évitables, incluant de l’anxiété chez les patientes, des biopsies bénignes et une intervention ou un traitement inutile. Actuellement, les mammographies sont interprétées par les radiologues et reposent sur la perception visuelle humaine pour identifier les caractères pertinents, en laissant le résultat dépendre de l’interprétation humaine subjective. En 1998, un logiciel de détection a été développé pour la mammographie dans l’espoir d’améliorer la performance du radiologue. Cependant, la détection assistée par ordinateur n’a pas amélioré la précision de l’interprétation. Les avancées récentes du machine learning et l’augmentation de la puissance de calcul des machines ainsi que la digitalisation des données de mammographie (DM), ont renouvelé l’intérêt de rechercher si des modèles basés sur des caractéristiques d’imagerie quantitative ne pourraient égaler ou même surpasser l’interprétation humaine. Selon l’hypothèse d’un groupe de plus de 1100 radiologues appartenant à 126 équipes de 44 pays dont le programme a débuté en 2016 (17) de tels développements pourraient aider à améliorer la spécificité et les performances globales de la radiologie et à réduire le besoin de rechercher l’avis d’au moins deux radiologues pour le diagnostic. Les algorithmes pourraient atténuer le besoin du consensus de deux radiologues pour l’interprétation des clichés. Au cours de la dernière décennie, des associations scientifiques ont été popularisés comme des mécanismes très efficaces pour amener la communauté scientifique internationale à la solution de problèmes scientifiques complexes. Ainsi en est-il du Dialogue on Reverse Engineering Assessment and Methods (DREAM). Cette initiative a résolu plusieurs problèmes biomédicaux en établissant des calculs robustes et objectifs. Dans cet esprit, des algorithmes ont été conçus pour déterminer si les méthodes d’apprentissage automatique appliquées aux données de mammographie pourraient améliorer la précision du dépistage. Bien qu’aucun algorithme d’IA n’ait surpassé les radiologues, un ensemble d’algorithmes d’IA combinés à une évaluation radiologique dans un dépistage à lecteur unique a amélioré la précision globale du diagnostic. Cette étude souligne le potentiel des machines learning associées au médecin. Selon la stipulation de l’organisation DREAM et des bailleurs de fonds, les algorithmes du programme sont librement accessibles à l’ensemble de la communauté des chercheurs pour leur utilisation et évaluation dans de futures études sur l’interprétation de la mammographie automatisée et semi-automatisée.

La collecte des données de santé

L’Ecole de Santé Publique de Harvard, a débuté en 1947 une étude épidémiologique sur les milliers d’habitants de la ville américaine de Framingham (Massachusetts) portant sur tension sanguine, cholestérol, comportement tel le tabagisme etc… Ces différents facteurs ont été mesurés régulièrement pour appréhender le risque cardio-vasculaire qui est encore la principale cause de mortalité au monde. Les données obtenues ont fait partie du patrimoine commun. Septante années plus tard Framingham et Harvard sont toujours présents mais nous entrons dans un nouveau monde dominé par des intérêts commerciaux soumis aux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) qui se développent à une vitesse stupéfiante dans le domaine de la santé. Ces entreprises, en pointe dans l’intelligence artificielle, proposent tout d’abord des services de leur Cloud pour réaliser des plateformes de stockage des données de santé. Ce stockage constitue une base de matériaux de référence accessibles contre rémunération. Certains envisagent dans des essais cliniques de nouveau traitement en phase 3 d’utiliser des données de santé stockées sous forme numérisée pour remplacer les groupes témoins.

Ces bases de données, qui sont aussi utilisées par des sociétés du marché du bien-être, permettront une personnalisation des traitements rendue possible par toutes les informations détenues sur des personnes anonymes. Cette personnalisation est réalisée, dans le cadre de l’Intelligence artificielle, par des Machines learning qui sont alimentées par les big data dont le volume à propos des données de santé a décuplé de 2013 à ce jour (18).

L’introduction de l’IA dans la pratique médicale réduit le temps pris pour des tâches simples et répétitives ainsi que le coût des interventions médicales et du nursing. Le temps gagné permet d’améliorer la relation médecin-malade qui porte sur la responsabilité du Médecin et sur la confiance du malade. Le médecin peut voir le malade dans sa globalité se rappelant qu’il a une obligation de moyens et qu’il doit s’assurer de la stricte application du Code de déontologie. L’information correcte du patient n’est pas seulement un prescrit légal car elle assure l’adhérence du patient au traitement et, confortant la confiance du malade, met en jeu les mécanismes renforçateurs de l’effet placebo. L’application des règles médicales traditionnelles assure la protection de la vie privée des patients et donne au Médecin une supériorité sur la fonction des machines. Le médecin, et non la machine, est habilité à porter un diagnostic. Il doit être en mesure de comprendre le pourquoi et le comment des décisions affichées par la machine et de les contourner s’il constate que les conclusions de la machine ne s’appliquent pas à la situation clinique de son patient. Le médecin doit éviter d’endosser une décision qui n’est pas la sienne ce qui le mènerait à découvrir après coup que la machine s’est trompée.

Conclusions

Les faits démontrent que sous sa branche virtuelle ou sa branche physique l’IA exerce une profonde influence sur la pratique médicale. Les développements les plus récents rapportés plus haut révèlent que l’utilisation de Machines learning équipées d’algorithmes appropriés améliorent la spécificité et la cinétique du diagnostic médical permettant la mise en route par le médecin traitant d’une thérapeutique ciblée au cas du patient. À ce propos les prophéties annonçant la disparition progressive du médecin suite à l’autodiagnostic médical sur internet s’avèrent être des leurres. Dans une enquête d’octobre 2019 menée auprès de 300 soignants et rapportée sur internet, il apparait que 85% des patients ayant eux-mêmes réalisé le diagnostic de leur maladie au moyen de sites Internet se trompent. L’usage médical apprend la grande difficulté d’obtenir une évaluation objective des symptômes des patients que ne peuvent obtenir les patients eux même.

En conclusion, il convient de réaliser le fait que les programmes de diagnostic inscrits dans les machines learning et activés par l’introduction des symptômes proviennent de l’examen clinique effectué par un médecin. C’est l’utilisation experte des possibilités données par l’Intelligence artificielle qui, à ce jour, rend l’apport de cette dernière nécessaire à la pratique médicale.

Correspondance

Pr (ém.) Théophile Godfraind
Université Catholique de Louvain
Pôle de Pharmacologie et Thérapeutique (FATH)
Institut de Recherche Expérimentale et Clinique (IREC)
B-1200 Bruxelles

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