Pr. Georges Bordage

Précédent
Dominique Pestiaux Publié dans la revue de : Novembre 2018 Rubrique(s) : Ama Contacts
Télécharger le pdf

Résumé de l'article :

Dominique Pestiaux : Vous séjournez chez nous pour donner des conférences et ateliers sur l’évaluation et la supervision clinique. Vous êtes par ailleurs docteur Honoris Causa de notre Faculté. Pouvez-vous nous expliquer quel a été votre parcours académique ?

Georges Bordage : Je suis canadien français, acadien, c’està- dire de l’Est du Canada. J’ai fait mes études de médecine à l’Université Laval à Québec, un internat à l’Hôtel-Dieu de Québec, suivi d’une maîtrise en informatique médicale à la Case Western Reserve University de Cleveland, Ohio. Je m’intéressais alors au diagnostic par ordinateur, et ça m’a mené aux travaux d’Elstein, Shulman et Sprafka sur le raisonnement clinique à la Michigan State University. Une fois la maîtrise terminée, je suis allé faire un doctorat en psychopédagogie à cette université. De là, je suis revenu à l’Université Laval pour intégrer le Bureau de pédagogie des sciences de la santé, où j’ai oeuvré jusqu’à 1992. J’ai alors accepté un poste à l’université de l’Illinois à Chicago, au Département d’éducation médicale. Ce département a été créé en 1959 par George Miller, le père de la pédagogie médicale comme champs académique ; c’est le premier et le plus vieux département de pédagogie médicale au monde. Et depuis, j’y travaille.

Article complet :

Mes recherches ont d’abord porté sur le raisonnement clinique, surtout en ce qui a trait à l’organisation des connaissances en mémoire et l’analyse du discours diagnostique. J’ai d’abord utilisé un cadre conceptuel portant sur les prototypes, c’est-à-dire que chaque catégorie diagnostique est organisée en mémoire autour de maladies prototypiques, exemplaires. Par après, ce cadre conceptuel s’est avéré insuffisant et je me suis alors orienté vers la sémantique structurale avec les axes sémantiques, c’est-à-dire la transformation plus abstraite des données du malade par le médecin pour en faire une représentation globale du problème. La majorité de mes travaux par la suite s’est basée sur ce cadre conceptuel.

Mon deuxième objet de recherche a été l’évaluation de la prise de décision clinique, c’est-à-dire la finalité du raisonnement, les décisions prises. Ça remonte à l’année 1984, alors qu’un groupe de jeunes turcs en pédagogie médicale s’est réuni à l’Université de Cambridge, en Angleterre. On y a établi notre agenda de recherche pour les années à suivre, et c’est là qu’est venu l’idée des éléments-clés, c’est-à-dire que chaque situation clinique contient des défis particuliers pour le clinicien et que l’évaluation sera maximisée, c’est-à-dire plus discriminante, en n’évaluant que ces défis, les éléments-clés.

Avec le temps, je me suis aussi intéressé à la rédaction scientifique. Pourquoi certains manuscrits sont refusés alors que d’autres sont acceptés ? J’ai mené une série d’ateliers au Japon sur la rédaction scientifique pendant plusieurs années, ce qui m’a incité à faire des recherches sur la qualité de la rédaction scientifique.

Pour revenir juste un peu sur la notion de cadres conceptuels, j’ai mentionné tantôt les prototypes et la sémantique structurale. Leur utilisation m’a amené à écrire quelques articles sur l’importance des cadres conceptuels, d’une part pour guider ses travaux de recherche, à la fois pour l’élaboration des protocoles et pour l’interprétation des résultats, et d’autre part pour guider les activités de développement pédagogique. Voilà mon parcours en quelques mots.

 

D. P. : On parlait de cadre conceptuel, est-ce qu’on pourrait donner un exemple de cadre conceptuel pertinent pour l’analyse de la recherche ou est-ce trop spécifique à une recherche précise ?

G. B. : C’est très spécifique à une recherche précise. Par exemple, lorsque j’ai voulu étudier les axes sémantiques, je voulais étudier la richesse du discours diagnostique. J’avais utilisé les prototypes comme cadre conceptuel, mais ça manquait de finesse et de profondeur, et ne me permettait pas d’interpréter mes données de façon satisfaisante. En prenant un cadre conceptuel différent, celui de la sémantique structurale, nous avons travaillé avec les axes sémantiques, ces transformations plus abstraites, et on a développé une taxonomie des discours diagnostiques, soit des discours réduits (discours limité, pauvreté sémantique), dispersés (discours étendu, pauvreté sémantique), élaborés (discours étendu, richesse sémantique), et compilés (discours limité, richesse sémantique). Cette classification, en plus de guider mes recherches subséquentes, a aussi contribuée à raffiner la théorie structuraliste.

 

D. P. : Cela fait un très beau programme de recherche qui s’est déroulé sur de nombreuses années. Pour reprendre vos sillons de recherche, par exemple pour le raisonnement clinique, quels seraient selon vous les messages-clés, les éléments qui ont découlés de toutes ces recherches et qui aujourd’hui pourraient avoir un intérêt pour les cliniciens ?

G. B. : Cela rejoint ma présentation sur la supervision du raisonnement clinique au chevet du malade. Comme superviseur, « Que recherchez-vous par rapport au raisonnement clinique en observant un stagiaire ou un assistant qui examine ou qui présente un malade ? » Sur un plan global, la démarche clinique est multidimensionnelle et comprend des connaissances, du raisonnement, de la communication, du professionnalisme, des décisions, etc. Ici, je me centre uniquement sur le raisonnement dans son aspect cognitif, c’est-à-dire trois dimensions :

- comment on raisonne (le processus de raisonnement) ;

- ce sur quoi nous raisonnons (le contenu, l’objet du raisonnement) ; et

- les connaissances qu’on utilise (le bagage de connaissances et d’expériences vécues mis à contribution).

Ainsi, je propose cinq objets d’observation en supervision par rapport au raisonnement clinique:

1) Quelles ont été vos toutes premières hypothèses diagnostiques? - Les premières impressions sont le plus souvent les plus justes.

2) Résumez en quelques mots votre vue d’ensemble du problème ? - Afin de bien cerner le problème et d’évoquer des diagnostics pertinents emmagasinés en mémoire.

3) Quelles données discriminantes avez-vous utilisées pour départager vos impressions diagnostiques ? - Versus simplement faire un examen complet.

4) Quels sont vos arguments par rapport aux décisions diagnostiques et thérapeutiques prises ?

5) Quelles sont vos incertitudes par rapport à ce malade ? - Le moment privilégié d’enseignementapprentissage.

 

D. P. : Effectivement ce type d’approche de la supervision clinique est extrêmement intéressant et pertinent. Pour les deux autres sillons de recherche qui ont été évoqués, on a l’évaluation de la décision médicale, donc je suppose que vous faites référence aux éléments clés. Comment brièvement décrire quel est l’intérêt principal de ce mode d’évaluation ?

G. B. : D’abord, cette approche des élément-clés découle des travaux d’Elstein, Shulman et Sprafka en 1978. Ils ont observé que la corrélation inter cas était de l’ordre de 0.1 à 0.3, donc très basse. Il y a peu de corrélations entre la performance lors d’un cas à un autre, ce qui veut dire que chaque situation clinique contient des défis uniques, d’où la notion d’éléments-clés. En d’autres mots, tous les éléments d’un problème ne sont pas d’égale importance.

On avait noté, lors de la Conférence de Cambridge en 1984 certains défauts majeurs des examens à l’époque. D’abord, la prise de décision clinique était considérée comme une compétence générique. Si on était bon sur un cas, on allait être bon sur d’autres. Elstein avait démontré que non. Deuxièmement, une faible validité de contenu des examens qui ne comportaient que peu de cas, souvent deux ou trois, parfois dix à douze au plus. Finalement, on récompensait trop le fait d’être complet. Plus on était exhaustif, plus on accumulait des points. Or, Elstein avait aussi démontré que l’exhaustivité était un prédicteur d’une performance médiocre. On récompensait donc un mauvais comportement. Par conséquent, l’évaluation de la prise de décision clinique sera maximisée, plus discriminante, en :

- ciblant que les éléments-clés, les défis particuliers pour les candidats à l’épreuve. - A noter que les éléments clés pour des étudiants en fin de parcours, pour le même problème, vont être différents que ceux pour des assistants juniors ou des assistants seniors.  

- évaluant un grand éventail de problème. - On sait maintenant que ça prend au moins une quarantaine de cas ou situations cliniques pour obtenir des niveaux de fidélités acceptables des notes d’examen.

Ainsi, l’approche par éléments-clés permettra d’augmenter la validité de contenu de l’examen, en échantillonnant de façon plus large, et d’augmenter la fidélité des notes, c’està- dire la capacité de discriminer les bons étudiants des moins bons étudiants.

 

D. P. : Je pense que pour celui qui souhaite en savoir plus sur la technique d’évaluation par éléments-clés on pourra proposer une autre référence.

G. B. : Oui, Gordon Page de Vancouver et moi venons de publier très récemment une revue de tous les écrits sur les éléments-clés depuis 1984, dans la revue Advances in Health Sciences Education. On a retrouvé 457 publications portant sur les éléments-clés. C’est intéressant de constater que les éléments-clés ont été utilisés d’abord pour l’évaluation des apprentissages, c’était le but premier, mais aussi comme variable dépendante dans des travaux de recherche et aussi comme mécanisme pour définir des objectifs d’apprentissage. En somme, les preuves de validité sont convaincantes pour l’approche selon les éléments-clés. Tantôt, on parlait de cadre conceptuel ; le cadre conceptuel que nous avons utilisé pour cette analyse vient d’un cadre classique en évaluation proposé par Messick. Les cinq dimensions de ce cadre sont : le contenu, le processus de réponse, la structure interne, la relation aux autres variables, et les conséquences. Pour notre analyse, on a ajouté deux autres dimensions, les coûts-bénéfices et l’acceptabilité de cette forme d’examen.

 

D. P. : Ce qui vous a permis, par cette revue systématique, d’en montrer l’efficacité. Quels conseils prioritaires, par votre expérience dans la rédaction scientifique, pouvez-vous donner à quelqu’un qui veut rédiger des articles scientifiques de qualité en vue de publication ?

G. B. : La clé de voûte de la rédaction scientifique c’est le message qu’on veut livrer. C’est important, dès le point de départ. Moi, je demande à mes étudiants de commencer par m’écrire en une seule phrase le message principal de leur article. Cet énoncé devient la clé de voûte de l’article. Tout se rattache au message principal. Deuxièmement et très tôt dans l‘article arrive la question de recherche et ce qui a mené à la question, c’est-à-dire les éléments de la littérature qui ont permis aux chercheurs de générer cette question, et ensuite la méthode, les résultats et la discussion-conclusion. Je dirais que l’erreur la plus fatale au niveau de la rédaction, c’est un manque relié la question de recherche. Comme évaluateur externe, lorsqu’on a de la difficulté avec un manuscrit, ça remonte le plus souvent à la question de recherche. Des erreurs de statistiques peuvent être remédiées, on peut les refaire, mais un problème sérieux avec la question de recherche sera fatal.

 

D. P. : Quelle conclusion tirez-vous d’une carrière aussi longue, riche, performante et passionnante ? Qu’est-ce que vous en gardez comme message pour les plus jeunes ?

G. B. : La richesse de ma carrière me vient de ce que les étudiants m’ont apporté. Pour moi, les étudiants ont été une source constante d’amélioration, parce qu’ils vous posent souvent des questions à la limite de vos connaissances et de vos habilités. Cet échange constant entre mes étudiants et moi, et aussi avec mes collègues à Chicago, m’ont permis de progresser dans ma carrière, c’est l’élément principal que je retiens en fin de carrière. L’autre élément, par exemple avec la revue sur les éléments-clés, m’a permis de réaliser jusqu’à quel point mes travaux avaient influencé, non seulement la recherche, mais aussi la pratique en éducation médicale, c’est-à-dire cette interaction constante entre la théorie et la pratique – comment un nourrit l’autre.

 

D. P. : Et peut-être aussi garder ce message que vous nous avez adressé qui est celui, en tout cas pour le chercheur, de choisir un sillon de recherche et de l’approfondir dans la durée.

G. B. : C’est quelque chose que j’ai appris très tôt dans ma carrière. J’ai eu la chance que le Professeur Jacques Des Marchais de Montréal me mette sur la piste du sillon professionnel, et dans le fond mes sillons principaux ont été le raisonnement clinique et l’évaluation de la prise de décision. Ces deux sillons m’ont permis de garder le cap et surtout de constamment approfondir ma compréhension du raisonnement clinique et la prise de décision.

 

D. P. : Merci à vous.