L'erreur de diagnostic en médecine d'urgence - son incidence et ses causes

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Emilie Jacques, Jean-Marie Jacques Publié dans la revue de : Octobre 2020 Rubrique(s) : Médecine d’urgence
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Résumé de l'article :

Poser un diagnostic correct est une tâche extrêmement complexe et susceptible d'erreur, pour tout médecin mais encore davantage dans le contexte de la médecine d'urgence. Pour éviter ces erreurs, il est essentiel d'en comprendre les causes et ainsi être capable de prendre les mesures adéquates pour les prévenir. La majorité des erreurs surviennent durant le travail de réflexion lors du processus diagnostique, causées par des biais cognitifs, influencées également par des causes systémiques (communication, travail en équipe, ...).

Que savons-nous à ce propos ?

En médecine d'urgence, l'erreur de diagnostic survient dans 10 - 15% des cas, souvent méconnue mais potentiellement grave. Pourtant, l'erreur de diagnostic, pendant de nombreuses années, a été peu abordée au sein du mouvement global d'amélioration de la qualité et de la sécurité du patient.

Que nous apporte cet article ?

Une définition de l'erreur diagnostique, centrée sur le patient est détaillée. Les facteurs individuels (biais cognitifs) et systémiques qui peuvent conduire à l'erreur durant le processus diagnostique sont explicités.

Mots-clés

Erreur de diagnostic, biais cognitif

Article complet :

Introduction

Il y a vingt ans déjà, l’Institute Of Medicine publiait un célèbre rapport (1) «To err is human - Building a safer health system», qui brisait le silence autour de l’erreur médicale et pointait les erreurs liées au système médical et à son organisation, plutôt qu’à la compétence des professionnels. Ce texte, ainsi que la publication suivante (2) «Crossing the quality Chasm : a new health system for the 21st century», seront le socle d’une révolution médicale douce avec l’émergence d’une culture de la qualité (identito-vigilance, rapport des événements indésirables, check-list dans les quartiers opératoires, prévention des infections nosocomiales...).

Quinze ans plus tard, la même organisation édite un nouveau texte (3) «Improving diagnosis in health care». Ce rapport de 2015 constate que les interventions sur les failles dans les systèmes de santé n’ont pas permis, à elles seules, de prévenir les erreurs médicales et l’attention doit être portée sur les erreurs de diagnostic.

L’erreur de diagnostic y est reconnue comme une cause majeure d’erreur médicale et constitue un nouveau challenge sur le chemin de la sécurité du patient. En effet, un diagnostic correct est un prérequis essentiel pour garantir un traitement adéquat. Le sujet est abordé au travers de la médecine d’urgence, en décodant les mécanismes générateurs d’erreurs. Pour parvenir à améliorer le processus menant au diagnostic correct, il faut analyser toutes les étapes qui mènent au diagnostic et proposer des voies d’amélioration pour tous les intervenants. I

Incidence de l’erreur diagnostique

L’erreur diagnostique n’est pas simple à définir; il n’est donc pas étonnant que déterminer son incidence soit déjà un sujet de controverse.

Pourtant les chiffres interpellent : selon la Harvard Medical Practice Study en 1990 (4), l’erreur médicale, principalement liée au diagnostic, concerne 3,6% des hospitalisations et 13% de celles-ci amènent au décès du patient. L’erreur de diagnostic est la cause principale des plaintes à l’encontre des médecins.

Selon un sondage récent (5), un médecin sur six fait des erreurs de diagnostic chaque jour et les médecins urgentistes sont les plus enclins à le reconnaître (26%).

Les services d’urgence (SU) sont les plus exposés aux erreurs de diagnostic, de la plus minime (fracture d’une phalange) aux plus graves et potentiellement létales (infarctus du myocarde ou hémorragie sous-arachnoïdienne non reconnus). Il peut aussi s’agir d’un diagnostic retardé (lésion tendineuse) mais aux conséquences sérieuses à long terme. Dans les SU, le diagnostic serait erroné dans 10-15% des cas. (6).

Le diagnostic et l’incertitude diagnostique

Le diagnostic est une explication d’une condition pathologique, avec détermination des causes et de la physiopathologie. Un diagnostic correct et complet permet d’expliquer les manifestations physiques, prédit l’évolution et le pronostic probable, anticipe les complications potentielles et mène à des propositions thérapeutiques. Un diagnostic erroné ou retardé peut mener à l’impossibilité d’intervenir pour modifier le cours naturel de la maladie.

Poser un diagnostic correct répond à l’attente du patient et, confiant dans l’évolution des capacités de la médecine et des nouvelles technologies, c’est ce qu’il veut et souvent tout de suite. Malheureusement, le diagnostic n’est pas toujours aussi clair et certain, surtout face à une présentation incomplète ou atypique. Les patients considèrent souvent le diagnostic comme un fait, une simple détermination noir ou blanc, alors qu’il est davantage une conclusion basée sur des probabilités et des évidences imparfaites. Les patients ne sont pas toujours avertis de la certitude de leur diagnostic ou conscients des limites de ce diagnostic.

En médecine d’urgence, bien souvent, il n’y a pas de diagnostic formel pour toutes les plaintes, tout au plus une hypothèse. Il a été estimé qu’au terme d’une consultation aux urgences, dans environ 50% des cas les symptômes du patient restent non expliqués (7). Le piège est d’être rapidement rassuré face à un problème de santé vu précocement et débutant sur un mode mineur (ex appendicite ou embolie pulmonaire mineure).

Définition de l’erreur de diagnostic

L’IOM a retenu une définition de l’erreur diagnostique axée sur le patient : c’est l’incapacité à établir, adéquatement et dans des délais corrects, une explication au problème de santé du patient OU de communiquer cette explication au patient. Le diagnostic doit être correct, en adéquation avec le problème médical que le patient a ou n’a pas, précis et complet. Un diagnostic non encore établi (bilan en cours), situation fréquente à la sortie du SU, est imprécis ou incomplet mais n’est pas une erreur de diagnostic. Le diagnostic doit également être posé dans des délais corrects et non tardifs. Ce délai dépend de la nature du problème et peut se compter en heures (méningococcémie), en jours (appendicite aigue) ou davantage (néoplasie occulte).

Le second aspect fondamental est la communication de ce diagnostic au patient (ou à son représentant), de façon claire et compréhensible.

L’utilisation des termes «incapacité à établir» fait référence au fait que poser le diagnostic est un processus qui implique à la fois le temps nécessaire et aussi une collaboration entre divers professionnels de la santé, le patient lui-même et ses proches.

Cette définition est centrée principalement sur le devenir pour le patient suite au processus qui mène au diagnostic

Le caractère particulier du service des urgences

Le SU est un véritable laboratoire naturel pour l’étude de l’erreur de diagnostic car nettement plus à risque que tout autre endroit de soins.

Le patient, inconnu de l’urgentiste, peut se présenter pour des soins de base ou critiques, à toute heure du jour ou de la nuit, parfois sans renseignement fiable. Le médecin doit le prendre en charge, dans un service souvent surchargé et en manque de lits disponibles.

L’urgentiste doit assumer une grande charge décisionnelle et cognitive (plusieurs patients simultanément, beaucoup d’informations à emmagasiner et nombreuses décisions à prendre), interpréter les résultats des examens demandés, tout cela dans un environnement parfois hostile et rarement tranquille, influencé également par un travail en pause et une fatigue inhérente au rythme de travail.

Le SU est dans l’obligation de développer une forte culture de sécurité pour améliorer ses diagnostics et réduire les erreurs de prise en charge.

Différents types d’erreur de diagnostic

Graber distingue trois catégories d’erreurs de diagnostic (8) :

- « no fault errors » : situations hors du contrôle du clinicien ou du système de soins : présentation atypique de la maladie, informations erronées fournies par le patient, ...

- erreur systémique : liée à des barrières techniques ou d’organisation, comme des problèmes de communication et de coordination des soins, processus inefficaces, échecs techniques ou problèmes d’équipement, overcrowding

- erreur cognitive : faite par les cliniciens : insuffisance des connaissances ou de compétence, faible capacité à une réflexion critique, problèmes de récolte des informations et incapacité à synthétiser l’information.

Ces erreurs peuvent survenir isolément mais souvent interagissent les unes avec les autres. La majorité des erreurs de diagnostic ne sont pas liées à un manque de connaissances du médecin et portent surtout sur des pathologies courantes et bien connues (9). Elles sont liées à un dysfonctionnement du processus de réflexion d’un individu durant la démarche diagnostique. Ce sont des erreurs individuelles qui nécessitent des corrections compensatoires du système, lequel en est souvent incapable.

L’analyse des étapes de cette démarche diagnostique permet de révéler les écueils possibles qui conduisent à l’erreur diagnostic. Ce processus diagnostique va être analysé au sein d’une démarche courante dans un service d’urgence.

Le processus diagnostique

La réalisation d’un diagnostic est un processus complexe, centré sur le patient et évolutif dans le temps, fait d’une succession d’étapes, le plus souvent en boucle (collecter l’information, l’intégrer et l’interpréter puis établir une hypothèse diagnostique), réalisé dans un environnement particulier et souvent complexe, tel que peut l’être un SU (Figure 1).

Nous analyserons successivement les différentes étapes du processus diagnostique ainsi que les causes possibles d’erreur, soit liées au médecin urgentiste (causes individuelles), soit liées à son environnement de travail (causes systémiques).

Les étapes du processus diagnostique

Lors de la prise en charge du patient démarre un processus cyclique de collecte des informations (anamnèse, examen clinique, examens, avis spécialisés), puis d’intégration et d’interprétation de l’information, pour aboutir à des hypothèses diagnostiques. Tout au long de ce processus la communication avec le patient et/ou sa famille est fondamentale. L’hypothèse diagnostique peut soit être une liste de diagnostics possibles, soit un seul diagnostic et ceci sera précisé, confirmé ou infirmé, par les examens réalisés. S’il n’est pas possible d’arriver à un diagnostic précis, les examens sont poursuivis pour affiner le diagnostic, avec discussion avec le team médical et le patient.

Il est important de souligner, surtout en médecine d’urgence, qu’il est souvent non possible d’obtenir la certitude du diagnostic avant d’instaurer un traitement.

La collecte des données

- Anamnèse et histoire clinique

C’est une étape essentielle, à la fois pour entendre et comprendre les plaintes du patient et son histoire clinique, ainsi que pour créer un lien solide dans la relation soignant-soigné.

La capacité d’obtenir une anamnèse appropriée et complète de la part du patient est reconnue comme une compétence essentielle en médecine d’urgence : capacité à diriger la conversation sans trop interrompre, montrer de l’empathie et établir un lien thérapeutique avec le patient. Dans le même temps, des hypothèses sont générées et testées.

- L’examen clinique

Il s’agit d’une autre étape fondamentale, qui renseigne directement sur l’état de détresse du patient, fournit des éléments déterminants au processus diagnostique, peut prévenir la réalisation d’examens inutiles et contribue à consolider la confiance du patient envers le soignant. C’est le test le plus accessible, mais qui pourtant reçoit actuellement moins d’attention, sans doute lié aux limites perçues (pas de certitude), lesquelles pourront bientôt être atténuées par l’utilisation de l’échographie au lit du patient.

Il est un fait que la charge de travail et la pression du flux n’aident pas le clinicien à consacrer un temps suffisant à ces deux étapes fondamentales, au profit d’un temps majoré sur l’ordinateur pour la réalisation des dossiers informatisés et autres documents administratifs.

L’anamnèse et l’examen clinique doivent être réhabilités mais cela ne peut être riche et porteur qu’au sein d’une relation avec un clinicien soignant et empathique, ce qui engendre de la confiance, améliore la communication et, au final, permet d’améliorer le diagnostic. L’anamnèse fournit le contexte et le sens tandis que l’examen clinique fournit les indices, et ces deux étapes sont essentielles (10).

- La réalisation d’examens complémentaires

Sélectionner l’examen à réaliser suppose d’avoir entendu et compris les plaintes du patient, de l’avoir examiné et déjà élaboré une suspicion diagnostique. Il est important de connaître la sensibilité et spécificité des tests demandés, afin de pouvoir en interpréter judicieusement le résultat. Une erreur peut survenir aussi dans cette interprétation, soit par l’urgentiste, soit par le spécialiste concerné (radiologue par ex).

Un avis complémentaire spécialisé permet d’obtenir une expertise pour l’identification du problème médical du patient et son traitement. L’échange des informations et la coordination des soins entre les différents médecins impliqués sont des éléments essentiels, également source potentielle d’erreur, surtout s’il existe une ambiguïté sur la personne qui s’occupe au final du patient et prend les décisions.

Le raisonnement clinique

Il s’agit du processus cognitif qui va intégrer les données et permettre d’aboutir à un diagnostic ou une hypothèse diagnostique : un processus intellectuel strict de conceptualisation active et expérimentée, d’application, d’analyse, de synthèse et/ou d’évaluation de l’information collectée ou générée par l’observation, l’expérience, la réflexion, le raisonnement ou la communication, comme un guide pour penser ou agir.

Il s’agit d’une étape clé à comprendre car la majorité des erreurs sont liées à un dysfonctionnement de ce processus de réflexion individuel.

La théorie du double processus

La littérature internationale concernant le processus de décision médicale est maintenant unanime pour décrire un double processus de réflexion et de raisonnement (Figure 2), un jeu incessant entre un raisonnement analytique (type 2) et un raisonnement intuitif (type 1) (11-12).

Le type 1, raisonnement intuitif ou réflexe, implique une décision automatique, basée sur la reconnaissance d’une situation connue, un pattern déjà rencontré. Il est rapide, quasi instantané, nécessite peu d’efforts, apporte habituellement un diagnostic correct mais est très susceptible d’erreurs. Il est le plus utilisé par le médecin expert : “The more expert you are the less you have to actually think” (L Leape) (13).

Ce système est privilégié par rapport au type 2, lent et énergivore. Alors que le médecin se considère comme rationnel et croit utiliser un raisonnement analytique, l’évidence montre que la majorité des diagnostics sont faits par une rapide reconnaissance d’une situation connue : crise de colique néphrétique, une femme en travail, un OAP flash, .... Ceci explique aussi pourquoi un médecin chevronné peut difficilement expliquer à un jeune stagiaire le chemin qu’il a réalisé pour arriver au diagnostic. Ce type 1 ne nécessite qu’un minimum de capacité de mémoire. Il conduit à des décisions basées sur l’heuristique (raccourci mental), sur l’intuition ou sur des expériences antérieures connues.

Le type 2 est un raisonnement analytique ou hypothético-déductif : il implique un processus délibéré, critique et logique, souvent répété, de génération d’hypothèses, de testing de celles-ci et de corrections itératives.

Au sein du SU, il s’agit d’un processus utilisé par le clinicien novice, qui ne possède pas encore un bagage important de situations connues (peu de pattern utilisable) ou par tout clinicien qui s’arrête et réfléchit davantage, confronté à une situation complexe ou qui l’interpelle ou qui nécessite une réflexion minutieuse, afin de lui permettre d’envisager des diagnostics supplémentaires. Il nécessite beaucoup plus d’efforts et de ressources et prend plus de temps, mais sa fiabilité est bien meilleure que l’approche intuitive et peut davantage mener à un diagnostic correct, même si la réalisation au SU d’un bilan complet n’est pas toujours une option acceptable

Adaptation de ces deux modèles

La présentation répétée d’une situation particulière au système 2 peut mener à la reléguer les fois suivantes au système 1. Par ex la visualisation du rash typique du zona, peut être complexe la première fois mais sa reconnaissance deviendra ultérieurement quasi automatique. Si la présentation est immédiatement reconnue, le diagnostic devient un processus inconscient : fracture de Pouteau-Colles, luxation d’épaule, thrombose hémorroïdaire, otite moyenne, infection urinaire, asthme, colique biliaire ou néphrétique, paralysie faciale périphérique, ...

Le système 2 peut aussi contrôler le système 1, de façon consciente et délibérée. En pratique, les médecins chevronnés peuvent apprendre à ne pas prendre de décision viscérale ou ne pas faire confiance à leur première impression et, au contraire, se contrôler eux-mêmes et envisager d’autres hypothèses.

De même, le système 1 peut outrepasser le système 2, ce qui peut mener à un résultat irrationnel ; par exemple, réaliser un cliché radiologique lorsque les procédures ne le justifient pas, ou considérer son impression première qu’une céphalée est bénigne alors qu’il s’agit d’une hémorragie méningée.

Les erreurs de raisonnement

Dans la démarche diagnostique, il est important d’identifier, d’analyser et de critiquer les affirmations dans les discussions et argumentations et, plus fondamental, de détecter les erreurs dans le raisonnement. Un raisonnement fallacieux a l’apparence de logique mais véhicule un contenu mensonger ou illusoire.

On peut distinguer une fausse argumentation liée à :

- une attaque personnelle (on ne peut pas le croire puisqu’il se plaint tout le temps) ;

- au poids de l’autorité (c’est sûrement vrai puisque c’est mon chef qui l’a dit) ;

- au faux dilemme (on cite deux alternatives, alors qu’il en existe davantage) ;

- à un effet de groupe (plusieurs personnes pensent cela, donc c’est vrai) ;

- à un effet de diversion ;

- un effet de «politiquement correct» ;

- un appel à la tradition (c’est comme cela depuis 50 ans!) ;

- la raison de la majorité (tout le monde ne peut quand même pas avoir tort en même temps).

Les biais cognitifs lies au médecin

De façon assez spécifique au sein d’un SU, le système 1 génère une réponse «par défaut», rapide et pouvant mener immédiatement à un traitement s’il est urgent. Ces décisions rapides intègrent, presque toujours, un certain degré d’incertitude.

En fait, les cliniciens utilisent les deux systèmes : le type 1 quand le cas est simple et standard, avec une reconnaissance d’un pattern efficace et adaptée, et le type 2 quand le problème est plus complexe, non familier ou difficile.

Mais les médecins ne réfléchissent pas : le choix est naturel et inconscient ; le système 1 est utilisé par défaut. Selon Lakoff et d’autres psychologues, nous passerions 95% du temps en mode intuitif (14).

Pour permettre ces décisions rapides, l’urgentiste recourt à un large compendium d’heuristiques, des raccourcis dans la réflexion ou déductions automatiques et inconscientes. Ce sont des stratégies de raisonnement particulièrement importantes dans la prise de décision, basées sur la reconnaissance quasi automatique d’une situation déjà rencontrée et donc fortement influencées par l’expérience du médecin.

Si le pattern n’est pas reconnu, deux heuristiques sont considérées essentielles face à une situation d’urgence et souvent utilisées par le médecin urgentiste : exclusion du scénario le plus grave et la dichotomie malade/pas malade.

L’heuristique est un gain de temps car réduit l’effort cognitif par l’examen de moins de repères, la simplification de la pondération des indices, l’intégration de moins d’informations et l’examen de moins d’alternatives. Dans la plupart des cas, l’heuristique est bénéfique. Mais elles ne sont pas entièrement fiables et peuvent mener à des erreurs, appelées biais cognitifs : il s’agit de distorsions, prévisibles et reproductibles, dans le raisonnement et le traitement des informations. Ces biais mènent donc à une décision non rationnelle, car basée sur une information non valide ou imparfaite, mais pas nécessairement erronée.

Un biais cognitif n’est donc pas une erreur mais une erreur peut trouver son origine dans un biais cognitif.

En médecine, les biais cognitifs et heuristiques ont longtemps été associés à une connotation négative. Il s’agit en fait d’outils du cerveau pour donner du sens à partir de bouts d’information récoltés. Ils sont utiles dans le bon contexte mais néfastes dans d’autres. Il faut les connaître, les identifier et tirer des stratégies d’évitement pour ne pas tomber dans le piège de l’erreur. Il est essentiel d’ analyser son raisonnement afin d’éviter les pièges des biais cognitifs ou affectifs. Un apprentissage long dans un environnement régulier et prévisible augmente le succès des heuristiques, alors qu’un environnement incertain et imprévisible est une cause majeure d’échec des heuristiques.

Les biais cognitifs

Il est illusoire de dresser une liste exhaustive recensant tous les biais cognitifs et les différentes heuristiques.

En médecine d’urgence, les principaux sont :

- le biais d’ancrage (centrer l’attention sur les données initiales et ne pas tenir compte des informations ultérieures) ;

- le biais de cadrage (être influencé par le mode de présentation du patient) ;

- le biais de satisfaction par rapport à la recherche (interrompre le bilan dès qu’une anomalie est trouvée) ;

- le biais de confirmation (chercher davantage à confirmer ce qu’on croit en occultant les éléments qui semblent contredire) ;

- diagnosis momentum (lorsqu’un diagnostic est évoqué, à chaque intermédiaire impliqué, il devient de plus en plus fort et les autres possibilités sont exclues) ;

- le biais de disponibilité (tendance à s’arrêter à un diagnostic plus fréquent ou qui vient plus vite à l’esprit, par exemple si rencontré récemment) ;

- et surtout le biais de conclusion prématurée (accepter sans réserve un diagnostic initial).

Les principaux sont repris dans le tableau 1 (15 - 16).

Les biais individuels et affectifs

Certaines caractéristiques individuelles du médecin peuvent également affecter la capacité de raisonnement clinique. Ses connaissances et son intelligence permettent une meilleure utilisation du système 2 et, si nécessaire, un contrôle du système intuitif. L’intelligence seule n’est cependant pas suffisante pour garantir la qualité du raisonnement clinique : il est essentiel de disposer d’une large connaissance de base, liée à la capacité de mémoire et à la formation de l’individu.

L’âge du médecin (plus d’expérience et système 1 plus efficace) ainsi que son humeur ou son état émotionnel (moins de contrôle par le système 2) interviennent également, ainsi que certains traits de caractère : l’arrogance, par exemple, mène à une sur-confiance du médecin et une méfiance de la part du patient, situations qui peuvent mener à une erreur de diagnostic. Au contraire, une ouverture d’esprit et un caractère empathique permettent d’améliorer le diagnostic.

L’état physique du médecin influence aussi le diagnostic : la fatigue et le manque de sommeil empêchent le contrôle du système 1 par le système 2.

Les facteurs systémiques

Comme il vient d’être décrit, poser un diagnostic est surtout un processus cognitif, élaboré dans la tête du clinicien qui s’occupe du patient. Même s’ils sont tous deux au centre du processus diagnostique, celui-ci se base sur un certain nombre de services et de procédures, impliquant tout un réseau (de personnes et de structures) qu’on peut appeler le «système». Les soins dans un SU sont dépendants du système local de santé au sein du SU (microsystème), des ressources plus importantes de l’hôpital (macrosystème) et de facteurs plus distants (l’administration de l’hôpital, les ressources médicales à l’extérieur de l’hôpital) (17).

Même si le processus diagnostique est principa-lement cérébral, il repose sur un clinicien qui doit travailler dans un environnement favorable qui garantit un accès aux ressources nécessaires et à des données précises. Des défauts dans le système sont une cause importante d’erreurs de diagnostic. Pour les services d’urgences, 65% des erreurs de diagnostic seraient attribuées à un échec de l’ensemble de l’équipe et 41% impliqueraient d’autres fautes du système :

- L’absence de travail en équipe (médecin, infirmier, patient, famille) et une communication insuffisante.. Trop souvent le diagnostic est considéré comme une activité en solitaire, par un seul médecin, pourtant rarement isolé dans le SU.

- Des technologies et des outils, principalement informatiques, peu intégrés et qui peuvent éloigner le clinicien de ses tâches cliniques plutôt que l’aider dans sa recherche d’informations.

- Une organisation insatisfaisante ainsi qu’une insuffisance de leadership, de règles et de procédures.

- Un environnement physique inadapté, des distractions, lumière et bruits

Dans une seconde partie, nous passerons en revue les moyens et adaptations possibles pour permettre un meilleur contrôle du processus diagnostique et une limitation des erreurs diagnostiques.

Recommandations pratiques

Comprendre la genèse de l’erreur diagnostique en médecine d’urgence est une étape fondamentale et essentielle avant la mise en œuvre de mesures correctrices. Le médecin urgentiste doit pouvoir analyser son mode raisonnement et dépister les biais, principalement cognitifs, qui peuvent mener à l’erreur.

Affiliations

1. Service des urgences, EpiCURA site Hornu, route de Mons 63, 7301 Hornu

Correspondance

Docteur Jean-Marie Jacques
EpiCURA site Hornu
Service des urgences
Route de Mons 63
B-7301 Hornu
Tél.065/769420
jean-marie.jacques@epicura.be

Références

  1. IOM (Institute of Medicine). 2000. To err is human: Building a safer health system. Washingotn, DC: National Academy Press
  2. IOM. 2001. Crossing the quality chasm: A new health system for the 21st century. Washington, DC: National Academy Press
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  4. Brennan T, Leape L , Laird N, Lawthers G et al. The nature of adverse events in hospitalized patients: Results of the Harvard Medical Practice Study II. NEJM. 1991 ; 324 (6):377-384.
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