La raison Rationalité ? Bruitage ? Justification ?

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Jean-Claude Debongnie Publié dans la revue de : Octobre 2022 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

« Tout le monde se plaint de sa mémoire, personne ne se plaint de son jugement » La Rochefoucauld

Article complet :

Nous sommes fiers de notre « jugement clinique » et pourtant, comme l’expliquent trois livres récents (1-3), notre jugement, notre raisonnement souffrent de grosses déficiences qui nécessitent remèdes et prévention par l’éducation. Tous trois s’inspirent des sciences cognitives et ont certains points communs comme de nombreux exemples, l’analyse de biais et un certain humour. Les accents sont cependant différents.

S. PINKER, célèbre psychologue de Harvard, est le plus classique comme l’indique le titre du livre, amoureux des chiffres. Les chiffres montrent le progrès matériel avec une espérance de vie triplée depuis le XIXe siècle, une extrême pauvreté divisée par dix. Il définit la rationalité comme la capacité d’utiliser les connaissances c’est-à-dire les croyances vraies justifiées pour atteindre un objectif. La rationalité inclut des éléments de : logique, pensée critique, statistiques et probabilités, corrélation et causalité. Elle devrait être le quatrième pilier de l’enseignement à côté de la lecture, de l’écriture et du calcul. En logique, il attire l’attention sur les syllogismes dont l’argument est valide mais n’est solide que si les prémices, souvent non vérifiées, sont vraies. La règle de Bayes, c’est la probabilité qu’une hypothèse soit vraie compte tenu des données. Supposons qu’un test de dépistage ait une sensibilité de 90% et un taux de faux positifs de 9 %. En cas de test positif, quelle est la probabilité qu’une femme ait un cancer du sein, si la fréquence de base de ce cancer est de 1 % ? La majorité des médecins donnent une mauvaise réponse, la bonne étant de 9 %. L’auteur ironise sur le caractère magique du p à 0,05. Un chapitre est consacré à la causalité à ses différentes formes (chaine, fourche, collision), aux causes multiples, au chemin qui remonte de la corrélation à la causalité (l’essai contrôlé). Comme les autres auteurs, il souligne, en passant, l’importance du groupe : « Personne n’est suffisamment rationnel pour produire du sens tout seul : la rationalité émerge d’une communauté de raisonneurs qui détecte leurs erreurs respectives.

D. KAHNNEMAN, Prix Nobel d’économie pour ses travaux en économie comportementale, s’attaque à l’évaluation du bruit (d’où le titre du livre), c’est-à-dire à la variabilité des jugements. Un de ces coauteurs est professeur de droit à Harvard, d’où l’abondance de jugements de tribunaux dont la variabilité est impressionnante. En médecine également, le bruit existe entre médecins où la lecture d’images radiologiques ou anatomopathologiques est de concordance limitée, et pour un même médecin l’attitude varie en fonction d’éléments externes : par exemple, en fin de journée, il parle moins de tests de dépistage, du vaccin de la grippe, il prescrit plus d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires. Outre une analyse détaillée des sources de bruit, les auteurs proposent de nombreux remèdes. Remplacer la pensée causale par la pensée statistique est un exemple. La pensée causale reflète notre tendance à bâtir des récits expliquant nos observations, nous donnant l’impression de comprendre le monde. La pensée statistique consiste à relier le cas rencontré à un ensemble, ce que les auteurs appellent la vision externe. Autre conseil : remplacer les jugements absolus par des comparatifs, en utilisant par exemple une échelle. Le silence des formules, titre d’un chapitre, recommande les modèles d’évaluation simples dont le meilleur exemple est le score d’Apgar. Séquencer les informations garantit une certaine indépendance et évite d’orienter la lecture : le pathologiste devrait d’abord regarder (et garder ainsi l’esprit ouvert) avant de recevoir ou de lire d’autres informations. La discussion en groupe est un autre remède pour autant que chacun puisse s’exprimer sans être enfermé par un premier avis autoritaire. L’ensemble des conseils est résumé dans les conclusions en six principes de réduction de bruit (variabilité des jugements intra ou inter observateurs).

Le dernier livre dont l’auteur principal est H. MERCIER a un point de vue différent. Ce n’est pas tout à fait étonnant. Si les deux auteurs sont chercheurs en sciences cognitives, le second a d’abord eu une formation et une carrière d’anthropologue. Pour eux, la raison n’est pas un super pouvoir, n’est pas faire des hypothèses sur des faits. Car comment expliquer la fréquence des fautes logique, des illusions visuelles etc... Telle est l’énigme : pourquoi la raison est-elle si mal adaptée à sa fonction ? En fait, la raison est pour les auteurs un instrument d’interaction sociale qui sert surtout à justifier aux yeux des autres nos opinions ou nos décisions, à les convaincre et à argumenter, à évaluer les raisons qu’ils nous donnent pour se justifier ou nous convaincre. La raison est un mécanisme d’inférence intuitive dans lequel la logique, les probabilités et même les faits ne jouent qu’un rôle marginal. Et les scientifiques, pourtant sensibles aux bons arguments, sont néanmoins sujets au biais d’auto-confirmation. Linus Pauling, prix Nobel de chimie et plus tard prix Nobel de la paix, ingérait de grosses quantités de vitamine C efficaces, disait-il, contre le cancer et malgré des études en double-aveugle qu’il avait suscitées, il a maintenu ses opinions jusqu’à sa mort …d’un cancer. Dernier élément à retenir du livre : l’effet positif du groupe dans la discussion d’arguments.

En conclusion

Si les trois ouvrages traitent de la rationalité, du jugement, de la raison, les accents sont différents : les deux premiers sont classiques, intellectualistes, visant à améliorer la raison. Le troisième est interactionniste, mettant en question la raison. Tous trois nous rendent humbles quant à notre jugement clinique, tout en nous aidant à l’améliorer.

Références

1. PINKER S. Rationalité. Ce qu’est la pensée rationnelle et pourquoi nous en avons plus que jamais besoin. Les Arènes, 2021
2. KAHNNEMAN D, SIBONY O, SUNSTEIN CR. Noise. Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter. Odile Jacob, 2021
3. MERCIER H, SPERBER D. L’énigme de la raison. Odile Jacob ,2021