Il y a 100 ans : la médecine entre deux guerres, entre deux mondes

Précédent
Jean-claude Debongnie Publié dans la revue de : Décembre 2022 Rubrique(s) : Ama Contacts
Télécharger le pdf

Résumé de l'article :

Comme la Belle Epoque (chrononyme rétrospectif désignant la fin du 19ie siècle et le début du 20ie, période de quatre décennies de paix, d’insouciance et d’optimisme) a suivi la guerre franco-prussienne de 1870 (et fait songer aux golden sixties, aux trente glorieuses), les Années Folles (appelées « the roaring twenties » au Royaume Uni) ont suivi celle de 14-18. Elles s’étendront de 1920 à la grande dépression. C’est une période de renouveau social, culturel et artistique. Paris en est le centre avec Montmartre et Montparnasse, avec le surréalisme, avec le passage de l’Art nouveau à l’Art déco. C’est l’installation de la production de masse, industrielle où Ford construit plus de la moitié des voitures, sportive avec l’apparition de clubs de football (>300) en France, de grands stades (Wembley 100.000 places pour la première coupe du monde de football 1923), culturelle avec l’apparition de la radio, du cinéma, machine à rêves qui de muet (Charlot), deviendra parlant (1927).

Article complet :

Ces Années Folles ont-elles percolé en médecine ? A part la découverte de l’insuline en 1921, récompensée par un prix Nobel en 1923 et la mise au point du BCG en 1922, de diffusion plus lente, ce ne fut pas la folie.

Globalement, l’évolution de la médecine a été fort lente. Jean Bernard (« Grandeurs et Tentations de la médecine ») écrit : « Un médecin de 1900, endormi par quelque sortilège se réveille en 1930. Les campagnes et les villes se sont transformées, les empires se sont écroulés mais la médecine a peu changé ». R. Cabot, fonda-teur des confrontations clinico-pathologiques du Massachussetts General Hospital, publiées dans le NEJM, écrit à l’époque que parmi 400 maladies connues, 7 sont curables par médications et 5 par inoculation. L. Thomas, médecin américain, commença ses études médicales en 1933 et signale que comme en 1901, date du début des études médicales de son père, on ne parlait pas de traitements, en dehors de la chirurgie. Les médecins étaient experts en diagnostic et, connaissant l’histoire naturelle des maladies, en pronostic. Les maladies bénignes guérissaient spontanément, malgré les traitements, disaient les mauvaises langues et les graves avaient souvent une issue fatale. La médecine était « expectante » et les soins « palliatifs ».

Ce que confirme l’étude de la pratique médicale. 1921 est l’année de la première des observations relatées par Louis Ramond, médecin de l’hôpital Laennec, dans les 13 volumes de ses « Conférences de clinique médicale pratique », soit près de 200 conférences. Leur importance est reflétée par le nombre d’éditions (le premier volume sera édité une septième fois en 1941) et par leur usage comme livre de chevet des médecins préparant le concours d’internat, et ce, au moins jusque dans les années 1940. Chaque sujet débute par une observation, suivie de ce qui est une véritable enquête diagnostique à la Sherlock Holmes (dont le « papa », Conan Doyle, était médecin), basée sur une analyse fine des symptômes et des signes avant de faire le diagnostic différentiel, de corroborer le diagnostic par certains examens paracliniques, d’établir le pronostic, et de prescrire un traitement. Près d’un quart des conférences traite des maladies infectieuses avec par ordre décroissant en nombre : la tuberculose, la syphilis (la grande simulatrice qui intervient souvent dans le diagnostic différentiel, base d’une spécialité, la syphiligraphie), les streptocoques, les colibacilles… et puis tous les autres.

Le diagnostic est avant tout clinique. Ainsi le coma diabétique est presque établi par l’association haleine « acétonique », hypothermie, respiration de Kussmaul et alors corroboré par l’acétonurie et la glycosurie. Dans la conférence sur le coma en général, la discussion clinique d’un cas et le diagnostic différentiel occupent près de 20 des 25 pages du sujet, pour conclure à un coma hystérique. Une série de thèmes est devenue désuète : gangrène pulmonaire, gangrène sénile, vomique, encéphalite léthargique, appendicite chronique, entérocolite muco-membraneuse etc. La pathologie iatrogène existait déjà ; les accidents sériques allergiques liés à l’usage large de la sérothérapie pour différentes infections, étaient sans doute les plus fréquents. Autres accidents : les coliques de plomb, l’intoxication au mercure, l’argyrisme (le collargol était largement utilisé et parfois en intraveineux), l’intoxication aux barbituriques. Les examens paracliniques sont limités à ce qui était vraiment nécessaire. Pas d’examens biologiques systématiques donc : dosage de la glycémie en cas de diabète, d’urée en cas de « néphrite azotémique chronique hypertensive », hémogramme en cas de suspicion d’anémie profonde ou de leucémie, temps de saignement pour les hémophiles, culture de sang et d’urine chez les fébriles, test sérologiques (le Bordet - Wassermann, signe de syphilis, est sans doute le test biologique le plus fréquent). La radiologie est parfois indiquée et l’examen radioscopique est souvent réalisé par le clinicien. L’opacification du tractus digestif, par le haut et par le bas, sont pratiqués de même que celle de la vésicule. Parmi les examens plus rares, l’ECG et la spirométrie. Tous les hôpitaux ne disposent pas d’un électrocardiographe, appareil nécessitant à lui seul toute une pièce, et quand on en possède un, son usage sera limité aux troubles du rythme.

La pratique médicale a donc peu évolué. Qu’en est-il des progrès, des découvertes dans l’entre deux guerres, dans l’entre deux prix Nobel belges (Jules Bordet 1919 - Corneille Heymans 1938). La guerre a changé l’image de l’hôpital dans le public passant du refuge asilaire pour les pauvres, au havre de paix pour les soldats blessés ou malades et au centre de soins spécialisés. Ce sera la création d’hôpitaux comme Brugmann (dont l’architecte était Victor Horta), la rénovation d’autres comme St-Pierre à Bruxelles, grâce à la Fondation Rockefeller. De nombreuse petites cliniques chirurgicales sont créées comme Tivoli en 1921, avec 14 lits, œuvre des mutualités socialistes, comme Ottignies avec 34 lits, œuvre des papeteries de Genval en 1933. Auparavant, un médecin généraliste du Brabant Wallon suspectant une perforation gastrique devait chercher une automobile (il réalisait ses visites à vélo) pour transporter le patient à Bruxelles.

La guerre a accéléré le développement des spécialités, en commençant par l’orthopédie et la traumatologie. La création et l’expansion d’autres spécialités médicales ont été variables. Les années 1920 ont connu sinon une explosion, au moins une expansion des techniques diagnostiques et thérapeutiques basées sur les rayons, application de physique. Les rayons X sont découverts par Röntgen en 1895, la radioactivité en 1898 par Pierre et Marie Curie. En 1909, une société d’électroradiologie est fondée en France. Pendant la guerre de 14-18, Marie Curie sera très active dans la création d’unités de radiologie de guerre dans les hôpitaux militaires et dans des unités mobiles, véhicules équipés, appelés « les petites curies », au nombre de plusieurs centaines. Ces unités permettront de localiser les corps étrangers métalliques (et permettront par exemple à H. Cushing, venu avec une unité de Harvard, d’extraire des fragments d’obus du cerveau), d’aider dans le diagnostic et le traitement des fractures et de réaliser des examens pulmonaires. En 1921, Marie Curie résumera cela dans un livre : La radiologie et la guerre « où elle souhaite l’extension de la technique à tous les hôpitaux civils ». A ce moment, l’opacification digestive haute et basse est déjà connue. Après la découverte fortuite de l’intérêt des produits iodés (la prise d’iodure de sodium iodé pour traiter la syphilis permet la visualisation des voies urinaires), de multiples combinaisons chimiques à base d’iode permettent l’urographie intraveineuse, la cholécystographie, l’angiographie, la myélographie, l’arthrographie. L’intérieur du corps est enfin accessible. En 1916, l’Institut du Radium est créé à Paris par Marie Curie et le radium sera utilisé dans le traitement de certains cancers : l’utérus, la gorge, le pharynx et le larynx. C’est le début de la radiothérapie, premier traitement non chirurgical du cancer. Ce sera le début des centres de cancérologie comme celui de J. Maisin à Louvain en 1925.

On aurait pu croire à la poursuite de l’explosion de l’infectiologie entamée à l’époque de Pasteur, au siècle précédent, avec la description de nombreuses bactéries, le développement de vaccins et de la sérothérapie, la création d’une chaire de bactériologie à l’Université de Paris en 1920. De multiples essais de sérothérapies (il s’agit de tentatives et non d’essais au sens actuel du terme) ont été tentés par exemple contre les streptocoques. A l’image de la sérothérapie, spécifique d’un microbe, les explorateurs sont partis à la recherche de la « balle magique » (« the magic bullet »), la substance chimique aussi spécifique que la sérothérapie. L’expression est de P. Ehrlich et reflète une période faite de tâtonnements et de lents progrès. Fin du 19ie siècle, P. Ehrlich, collaborateur un moment de Koch, avait remarqué que les colorants, utilisés pour identifier les bactéries avaient une certaine spécificité, s’attachant à certaines bactéries et pas à d’autres et ne coloraient pas les cellules tissulaires. D’où l’idée de colorants antibactériens, les balles magiques tuant spécifiquement l’ennemi visé. En 1910, il découvre le composé 606 (il en avait testé 605 auparavant), un dérivé arsenical baptisé « salvarsan » actif par voie intraveineuse contre la syphilis, une des grandes tueuses de l’époque. Le travail de recherche sur l’activité antibactérienne des colorants se fit à grande échelle dans l’industrie allemande. En 1932, Domagk (travaillant chez Bayer qui avait synthétisé l’aspirine en 1896 et en garda le monopole jusqu’en 1945) testa un colorant azoïque sulfamidé, le protonsil, qui sauvera des millions de vie dont celle de Churchill, souffrant de pneumonie pendant la deuxième guerre mondiale. A. Fleming a travaillé comme bactériologiste à Boulogne pendant la première guerre mondiale et a réalisé l’importance de traitements anti-infectieux pour éviter la mortalité élevée des blessures. En 1922, il découvre le lysozyme, enzyme bactéricide. En 1928, il remarque l’effet bactéricide d’un jus de moisissure dans une boite de Pétri sur des staphylocoques. La moisissure était le champignon Penicillium notatum et la substance antibiotique fut baptisée pénicilline. La substance était instable et difficile à purifier. En 1939, Florey et Chain parvinrent à purifier la pénicilline mais il fallait 200 litres de filtrat de moisissure pour traiter un patient. Après l’entrée en guerre des Etats Unis, la production de pénicilline devint une priorité nationale et fut produite à grande échelle à partir de 1943. Avant la guerre, l’usage des sulfamides est peu répandu, non mentionnés par les « Ordonnances du praticien » en 1938, non utilisés par le Dr Rioux dans « La peste » de Camus.

D’autres spécialités ont connu un développement modéré comme la chirurgie ou l’endocrinologie (surtout riche en découvertes). Le développement de l’anesthésie a facilité l’extension de la chirurgie « interne ». Différentes formes d’anesthésie locale (usage de novocaïne) ou régionale (rachianesthésie), l’apparition d’anesthésiques intraveineux (composés narcotiques solubles) ont permis l’abandon du chloroforme. Des services d’anesthésie se sont créés (1923 Mayo Clinic) ainsi que des sociétés et des congrès. La chirurgie interne, par exemple la gastrectomie, a pu ainsi être plus largement pratiquée et de nouvelles interventions sont apparues comme la vagotomie. Les antibiotiques n’existent pas encore vraiment, les perfusions non plus. La transfusion sanguine est réalisée avec parcimonie : si les groupes sanguins sont connus, s’il est possible grâce à Hustin de garder le sang fluide (usage du citrate), il n’est pas encore possible de le garder longtemps. Dans ce contexte, il est remarquable de constater la mortalité très basse de certains chirurgiens : H. Cushing, neurochirurgien américain, a une mortalité de 3% grâce à une technique méticuleuse et une asepsie sans faille.

Au 19ie siècle, Claude Bernard a développé le concept de milieu et de secrétions internes avec l’étude des secrétions gastriques et pancréatiques entre autres. Cela signera l’apparition de l’endocrinologie. En 1921, l’insuline est isolée et la firme pharmaceutique Lilly va la produire permettant son usage universel. Cette période verra l’isolation progressive (mais non la production) de la thyroxine (1919), l’œstrone (1929), la progestérone (1934), la testostérone (1935), la cortisone (1936). Le traitement d’insuffisances endocrines (myxœdème, maladie d’Addison) se fait à base d’opothérapie (extraits de glandes sous forme de poudre). C’est à la même période que sont mises en évidence les vitamines avec successivement, la Vit B, la C, antiscorbutique, La D antirachitique, la PP.

D’autres spécialités ont vu moins de développements comme la cardiologie. L’ECG est apparu entrainant la description des troubles du rythme. L’onde de Pardee a été décrite en 1920 ; cependant l’origine coronarienne de l’infarctus était encore controversée. La cardiologie n’était pas considérée comme une spécialité d’avenir et sa place dans les ouvrages médicaux était inférieure à celle de la syphilis.

L’entre-deux guerres fut aussi l’époque de l’eugénisme né à la fin du 19ie siècle pour sauver la sélection naturelle face à la civilisation. Celle-ci permet la reproduction d’individus porteurs de tares considérées comme héréditaires : l’alcoolisme, la criminalité par exemple. Dans les années vingt, la stérilisation forcée fut d’application dans une quinzaine d’états américains et fut défendue par de grands noms : Charles Richet (prix Nobel de médecine, fondateur de l’anaphylaxie, président de la société d’eugénisme de 1920 à 1926) – Alexis Carrell (également prix Nobel de médecine). Le souci était de préserver la pureté de la race, d’éviter la reproduction de « dégénérés ».

« L’année thérapeutique 1924 », publication annuelle de 1920 à 1940, reflète bien l’attitude empirique face à la nouveauté. Un exemple : dans l’érysipèle, du sérum de convalescent a été injecté en sous-cutané chez 18 patients aux USA avec 13 bons résultats, 3 douteux et 2 décès. En général, les patients traités sont en petit nombre, sans comparaison historique ou autre. Les statistiques médicales n’existaient pas encore. Autre exemple : pour l’acidose periopératoire non diabétique, sur base de 3 cas, l’injection d’une solution glucosée et d’insuline est recommandée. Les traitements intraveineux se font exclusivement par injection ; le « baxter » de la firme éponyme, permettant l’usage de solutions stériles ne sera inventé qu’en 1935. Il n’est donc pas étonnant qu’aucune des recettes de l’année n’ait survécu. On continue simplement à utiliser les médications connues : morphine, codéine, quinine, émétine, papavérine, aspirine, dérivés nitrés. Ces substances sont produites en gros par des firmes créées au 19ie siècle par l’industrie chimique ou par des pharmaciens (Merck, Schering, Bayer, Hoechst) et distribuées aux pharmacies qui vont les conditionner sous différentes formes (élixir, sirop etc). Les sources d’information et de traitements sont multiples et non contrôlées : « Manuel de l’abbé Heuman » - « Le médecin du pauvre et les 200 recettes utiles ». Céline, écrivain, était médecin et a assuré la production et la distribution de « Basedowine », extrait thyroïdien, pour les troubles menstruels. La pratique médicale, les découvertes sont donc modestes. Qu’en est-il des rapports entre la médecine et la société ? La guerre de 14-18 a été l’occasion d’un certain dirigisme. Une fois la guerre terminée, le corps médical en reviendra à la médecine libérale, à l’individualisme.

Que peut nous apporter la pratique médicale d’antan, d’il y a 100 ans ? La richesse de leur anamnèse nous confronte à la pauvreté de la nôtre. L’anamnèse et l’examen clinique restent la première étape d’une médecine personnalisée dont on parle tant en thérapeutique. Ce n’est peut-être pas le scanner, et certainement pas la gastroscopie qui révéleront l’origine de crises douloureuses épigastriques nocturnes et épisodiques chez une femme jeune. Une telle anamnèse demande une échographie à la recherche de lithiases vésiculaires (souvent radio transparentes). La pauvreté de la thérapeutique il y a un siècle interroge notre richesse : une plainte doit-elle mener à un médicament ? – les bénéfices dépassent-ils les risques (voir antibiotiques) ?

Avant de railler cette médecine qui paraît antique, demandons-nous ce que penseront de nous les médecins dans 100 ans ?