Histoire de la plus jeune des spécialités médicales : la néphrologie (2e partie)

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Yves Pirson Publié dans la revue de : Avril 2018 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

DU CORPUSCULE DE MALPIGHI (1666) AU MAL DE BRIGHT (1850) : DÉCRIRE ET CORÉLER 

L’amélioration du microscope (notamment grâce à A. van Leeuwenhoek) permettant désormais d’en décupler le grossissement, les successeurs de Malpighi peuvent décrire plus avant le néphron. L’examen microscopique s’applique également à l’urine, avec l’école de Paris audevant de la scène.

Au XVIIème siècle, le goût de l’expérimentation s’amplifie. Les sciences se séparent peu à peu de la métaphysique et la médecine se laïcise de plus en plus. Ce nouvel état d’esprit trouve son expression dans le grand mouvement de l’Encyclopédie porté par D. Diderot : de nombreux médecins y adhèrent (1). Dans ce contexte, c’est à l’avènement de la chimie -avec ses pionniers J. Priestley et A. Lavoisier- que la néphrologie doit ses progrès les plus marquants au cours des XVIIème et XIXème siècles. Le premier champ d’investigation à en bénéficier est la lithiase : depuis la découverte de l’« acide lithique » (ultérieurement rebaptisé « urique ») en 1776, 40 ans vont suffire pour que la lithiase urinaire soit entièrement démembrée, comme en témoigne la parution du premier traité général qui lui est consacré (2).

Article complet :

L’albuminurie est découverte en 1764 et commence à être quantifiée au début du siècle suivant. Parallèlement, une autre substance « différente de toute autre matière animale » est isolée de l’urine : Antoine Fourcroy lui donne le nom d’urée (3).

La période qui nous occupe est dominée par trois figures emblématiques : Herman Boerhaave, qui fonde à Leiden l’enseignement de la médecine au chevet du malade, et au siècle suivant, les deux synthèses vivantes de la néphrologie clinique naissante que sont Richard Bright à Londres et Pierre Rayer à Paris : en corrélant l’aspect des reins à l’autopsie, ainsi que l’examen de l’urine et bientôt du sang à l’observation clinique minutieuse, ils font de ce qui deviendra notre spécialité le fer de lance de la médecine clinique à l’entame de la 2ème moitié du XIXème siècle.

 

LE NÉPHRON RÉVÈLE SES MÉANDRES À PAS COMPTÉS 

Ayant étudié à Bologne sous l’autorité de Valsalva (qui eut pour maître Malpighi), Giovanni Battista Morgagni (1682- 1771) est considéré comme le père de l’anatomopathologie. Curieusement, il ne s’est pourtant pas intéressé, lui, à la microscopie des organes. Il a en revanche publié, en 1761, un volumineux ouvrage intitulé « Le siège et les causes des maladies démontrées par l’anatomie » (fig 1) dans lequel, en rendant compte de plus de 600 autopsies, il établit, rétrospectivement, un lien entre la symptomatologie et les lésions qu’il découvre (1,4). Ainsi, il rapporte le cas d’un ami de Valsalva, d’allure pléthorique, décédé dans un tableau d’oedème et d’apoplexie et chez lequel l’autopsie révèle deux maladies : une lithiase vésicale et une athéromatose marquée (remarquablement décrite) des carotides et des vertébrales s’accompagnant d’une cardiomégalie, deux pathologies dont avaient souffert avant lui, ajoute-t-il, son père et son grand-père (5).

C’est à un collègue de Morgagni à Bologne, Domenico Galeazzi (1686-1775), que nous devons par ailleurs la première représentation, superbe, d’un rein polykystique (fig 2), publiée en 1757 (6).

Quant à la structure intime du néphron en aval du « corpuscule » décrit par Malpighi, elle attendra le siècle suivant avant d’être dévoilée, grâce à William Bowman pour la partie proximale et à Jacob Henle pour la partie distale. Un meilleur outil et un nouveau concept serviront puissamment leurs recherches : les nouvelles lentilles permettent en effet d’atteindre le niveau cellulaire et il apparait que tous les organes vivants sont constitués de cellules, capables de se reproduire à l’identique. C’est un botaniste allemand, Jacob Schleiden (1804-1861), qui découvre, chez les végétaux, que les noyaux des nouvelles cellules sont issus des noyaux des anciennes. Son concitoyen, le physiologiste Théodore Schwann (1810- 1882) fait la même observation dans les cellules animales (7), ce qui l’amène à publier en 1839 son célèbre article « Recherches microscopiques sur la similarité de structure et de développement des cellules animales et végétales » (fig 3). Soit dit en passant, après quelques années de production scientifique (au cours desquelles il laissera par ailleurs son nom à la gaine entourant les fibres nerveuses), Schwann ne se consacrera plus qu’à l’enseignement de l’anatomie, d’abord dans notre université (1838-1848) puis à celle de Liège (1848-1878). Un pas de plus est franchi peu après par le fameux pathologiste berlinois Rudolph Virchow (1821-1902) qui, après avoir confirmé que toute cellule provient d’une autre cellule (Omnis cellula a cellula, fig 4) explique en 1858 dans son traité de pathologie cellulaire que les maladies sont causées par des altérations de la cellule (4).

C’est avec ces nouveaux atouts que le londonien William Bowman (1816-1892) va pouvoir, près de deux siècles après Malpighi, décrire la connexion entre le glomérule et l’appareil tubulaire, et esquisser le mécanisme d’ultrafiltration du glomérule. Le jeune Bowman doit son gout des sciences à son père botaniste et son talent de dessinateur à sa mère peintre (8). Son intérêt pour le rein culmine avec la description de la capsule glomérulaire qui perpétue son nom. Ses magnifiques dessins montrent très clairement le réseau des capillaires glomérulaires, l’origine de l’artériole efférente et la continuité entre la capsule et le tube proximal (fig 5). Non content de révéler la structure de l’appareil glomérulaire, il tente par diverses techniques d’injection d’en comprendre la fonction. Tout en ne rejetant pas les thèses de ses prédécesseurs qui faisaient du rein un organe essentiellement sécrétoire, il ose ajouter que « différentes substances, notamment des sels, passent librement du sang dans l’urine à travers les capillaires glomérulaires… ; je pense qu’il en est de même du sucre et de l’albumine, alors que les globules rouges ne peuvent, eux, les franchir que si les capillaires sont rompus » (9). Pas étonnant que Bowman, qui va fonder en 1885 le « Journal of Physiology » soit tenu par les physiologistes britanniques comme un de leurs pionniers (8). Pour les lecteurs intéressés, une ligne du temps, que je dois à G. Eknoyan, situe William Bowman parmi ses contemporains scientifiques ou artistes (fig 6).

Entre le tube proximal et le tube collecteur, il restait à débusquer le tube distal : ce sera l’oeuvre de Jacob Henle (1809-1885). Ami de Théodore Schwann et devenu professeur de physiologie à Zurich, Henle aura, auparavant, apporté sa contribution à une avancée histologique majeure : la reconnaissance du tissu épithélial, qui, venant s’ajouter aux tissus conjonctif, musculaire et nerveux, ramène à 4 variétés de base, les 21 catégories proposées auparavant par X. Bichat (10). Le tube rénal n’est d’ailleurs qu’un des épithélia minutieusement observés et dessinés par Henle. Il lui attribue un rôle à la fois de sécrétion et d’absorption. Enfin et surtout, il décrit en 1862, l’anse qui a reçu son nom, qu’il reproduit méticuleusement (fig 7). Frappé de son curieux parcours en épingle à cheveux, Henle ne comprendra pas pour autant sa fonction. Rien d’étonnant : il faudra encore un siècle de patientes recherches pour découvrir que cette anse crée un contre-courant multiplicateur expliquant le pouvoir de concentration de l’urine.

 

LES ÉLÉMENTS FIGURÉS DE L’URINE APPARAISSENT SOUS LE MICROSCOPE 

L’on avait depuis longtemps observé des cristaux dans l’urine et suspecté qu’ils étaient à l’origine des calculs. Nous y reviendrons dans la section suivante.

Dès lors que le microscope atteint comme nous l’avons vu l’échelle cellulaire, l’examen du sédiment urinaire révèle l’existence d’éléments figurés. Et bientôt, leur caractère anormal ou excessif s’avère susceptible d’orienter le diagnostic. C’est incontestablement l’école de Paris qui donne le la dans cette matière. Pierre Rayer (1793-1867) et son jeune associé Eugène Vigla (1813-1872) soutiennent que l’examen microscopique de l’urine devrait désormais faire partie de l’investigation de tout malade atteint de néphropathie ; les éléments figurés du sédiment sont répertoriés et interprétés : ainsi, une hématurie microscopique oriente vers une « néphrite albumineuse » tandis qu’une leucocyturie abondante traduit plutôt une pyélonéphrite (11). Les auteurs expliquent comment bien préparer l’échantillon et comment utiliser le microscope, lequel est à la disposition des cliniciens à toute heure (11, 12). Vers la même époque, Alfred Donné (1801- 1878) publie un « Tableau des sédiments des urines », obtient en outre les premiers clichés des sédiments par daguerréotypie et organise enfin les premiers cours de microscopie médicale (11, 12). Toujours à Paris, Alfred Becquerel (1814-1866) fait remarquer que, chez certains patients atteints du mal de Bright, les globules rouges sont « presque toujours irréguliers, déformés, échancrés, en partie détruits » : c’est la description princeps de ce que nous appelons l’hématurie glomérulaire (11).

Dans le sillage de l’école française, le chimiste berlinois Johann Simon (1807-1843), collaborateur de Johann Schönlein (dont le nom reste attaché au purpura rhumatoïde), décrit avec force détails les cylindres urinaires et Julius Vogel (1814-1880) montre que ces cylindres (fig 8) correspondent aux structures intratubulaires rapportées par Jacob Henle.

Les cliniciens anglais ne sont pas en reste, comme nous le verrons plus loin avec Richard Bright. Quelques années après le traité de Pierre Rayer, Golding Bird (1814-1854), du Guy’s Hospital, publiera une remarquable synthèse des acquis de cette période, intitulée « Urinary Deposits.Their Diagnosis, Pathology and Therapeutic Indications » (11).

 

LES PIERRES URINAIRES LIVRENT LEUR COMPOSITION 

C’est dans l’effervescence de la découverte toute récente de l’oxygène et de l’azote par Priestley et Lavoisier qu’un pharmacien suédois, William Scheele (1742-1785) s’attaque à la nature chimique de la lithiase urinaire. Il identifie dans le premier calcul qu’il analyse en 1776 un acide inconnu, riche en azote, ayant une odeur ammoniacale lorsqu’il est porté à haute température et formant un précipité rougeâtre quand il est chauffé dans de l’acide nitrique. Ayant obtenu le même résultat avec d’autres calculs, il pense qu’il s’agit du constituant principal voire unique des calculs et propose de l’appeler « acide lithique » (2). Peu après, le chimiste anglais George Pearson (1751-1828) le rebaptise acide « urique » et montre qu’il n’est qu’un des composants des calculs urinaires (2). Dans leur foulée, de nombreux chimistes et médecins s’activent, surtout en France et en Angleterre, afin de décrypter au plus vite la composition des calculs.

Antoine Fourcroy (1755-1809) est l’un d’eux. Médecin réputé, autant pour ses recherches que pour son enseignement, il s’associe en 1790 à Nicolas Vauquelin (1763-1829) chimiste fameux qui dirigera la Faculté de Pharmacie de Paris. Le duo apporte une contribution majeure à la connaissance de la lithiase, d’abord en réunissant promptement plus de 700 calculs (c’est une des premières études multicentriques) et ensuite en leur appliquant les techniques d’identification les plus sophistiquées du temps. La première synthèse de leurs travaux, publiés en 1802, établit l’existence des 4 constituants majeurs des calculs : 1) l’acide urique/ urate de sodium/urate d’ammonium ; 2) le phosphate de calcium ; 3) le phosphate ammoniaco-magnésien (ce dernier n’étant présent que dans l’urine « fétide ») ; 4) l’oxalate de calcium (2).

Tant Pearson que le tandem Fourcroy – Vauquelin s’attachent aussi à trouver une correspondance entre la morphologie du calcul et sa constitution chimique ; ils voient que certains dépôts sont disposés en couches concentriques, d’autres en masses juxtaposées (fig 9).

Fourcroy et Vauquelin ont en outre la curiosité d’examiner l’urine et les calculs de nombreux animaux qui peuplent le zoo du Jardin des Plantes à Paris. C’est ainsi qu’ils découvrent que l’homme est le seul mammifère à excréter de l’acide urique, propriété qu’il partage avec les oiseaux et les reptiles. Ils constatent aussi que les herbivores ne fabriquent pas les mêmes types de calculs que les carnivores (2). En visionnaire, Fourcroy veut convaincre de l’importance qu’aura désormais la chimie en médecine : en témoignent son livre « Philosophie chimique », la revue « Médecine éclairée par les sciences physiques », qu’il dédie -c’est une première- à l’enseignement post-gradué, et enfin son projet de bâtir à Paris un « hôpital clinicochimique » (2).

De l’autre côté du Channel -à une époque où Marianne est en froid avec Albion- d’astucieux chimistes apportent aussi leur pierre… Ainsi William Hollaston (1766-1826), qui est un brillant chercheur -il découvre le palladium et le rhadium- est le premier à mettre en évidence de la cystine dans un calcul : c’est du même coup le premier acide aminé à être identifié. Il restera à Alexandre Marcet (1770-1822), médecin suisse installé au Guy’s, à reconnaitre un calcul de xanthine pour que soit complété l’inventaire chimique de la lithiase. Ainsi, 40 ans seulement après W. Scheele, Marcet peut publier « An Essay on the Chemical History and Medical Treatment of Calculous Disorders », qui est le premier ouvrage médical consacré à des propositions thérapeutiques fondées sur la biochimie appliquée (2).

 

L’ALBUMINURIE EST RECONNUE, MAIS PEINE À ÊTRE INTERPRÉTÉE 

Bien difficile pour nous qui avons appris successivement et logiquement la physiologie rénale, le mécanisme de la protéinurie puis la clinique du syndrome néphrotique, de nous imaginer combien il a été difficile, pour nos prédécesseurs du XVIIème siècle, de remonter à la source du mal qu’ils nommaient l’hydropisie. Depuis la mise en évidence du « pissement d’albumine » en 1764, il faudra deux générations de médecins (issus pour la plupart de l’école anglaise) et plus d’une fausse piste avant que Richard Bright fasse éclater la vérité. Les chausse-trappes del’histoire de l’albuminurie nous rappellent, si besoin en était, que toute hypothèse ne reste qu’une hypothèse tant qu’elle n’a pas été vérifiée. Claude Bernard n’était pas encore advenu…

Tout commence en 1764 à Naples avec Domenico Cotugno (1736-1822), alors titulaire de la chaire d’anatomie. Il écrit :

« Je veux ici montrer que les humeurs corporelles qui ne sont pas coagulables à l’état normal, le deviennent fréquemment avec une maladie. Commençons avec l’urine ». Et il décrit un soldat de 28 ans qui développe un anasarque s’aggravant de jour en jour. Il lui prescrit diverses substances diurétiques qui s’avèrent efficaces. Il en déduit que « l’énorme quantité d’urine qui s’ensuit reflète la vidange de l’eau stockée dans les oedèmes ». Or, poursuit-il, « j’ai montré précédemment que le liquide provenant des oedèmes de sujets hydropiques contient un matériel qui coagule à la chaleur ». Et de démontrer que, dans l’urine émise sous l’effet des diurétiques apparait également, après chauffage, une masse blanchâtre «ovi albuminis persimilem », c’est-à-dire ressemblant à du blanc d’oeuf.

Belle démonstration de ce que l’on appelle depuis lors l’albuminurie (même si le terme ne sera couramment employé qu’au siècle suivant et que la reconnaissance de son appartenance à la « protéinurie » attendra un siècle de plus)… si ce n’est que Cotugno considère ce signe comme favorable, puisque, pour lui, le malade évacue dans l’urine ce liquide rempli d’inflammation (13). Cette interprétation aura la vie dure, comme on va le voir.

L’Ecossais William Cruickshank ( ?-1811) ajoute que l’albuminurie peut également être détectée par de l’acide nitrique. Il apporte par ailleurs une précision importante : l’albuminurie n’est pas retrouvée chez les hydropiques dont la maladie est d’origine hépatique (14).

A partir d’environ 1800, certains médecins prennent dès lors l’habitude de tester l’urine des hydropiques par la chaleur, sans pour autant appréhender le mécanisme de l’albuminurie. Un petit pas de plus dans la bonne direction est fait par William Wells (1757-1815), lui aussi Ecossais et faisant carrière au St Thomas Hospital à Londres. Ayant suivi une vaste cohorte d’hydropiques albuminuriques et ayant remarqué la coexistence, chez plusieurs d’entre eux, d’une hématurie, il écrit qu’« il y a une autre partie du sang (outre les globules rouges) que j’ai très souvent trouvée dans l’urine : le sérum », postulant donc que l’albumine contenue dans l’urine trouve son origine dans le sang. Mais le pas suivant emprunte en revanche une impasse, puisqu’il attribue lui aussi l’excrétion d’albumine à une maladie inflammatoire générale, laquelle, pour lui, rend également compte des lésions du cortex rénal qu’il a pu observer chez ses (très rares) malades autopsiés (15). Un autre clinicien renommé à Londres, John Blackall (1771-1880) consacre, en 1813, un traité entier aux états hydropisiques, en particulier « en présence de la partie coagulable du sang dans l’urine » (fig10). Il a le mérite d’en finir avec la théorie de l’albuminurie vue comme un émonctoire de l’anasarque, mais n’en comprend pas plus la cause que ses prédécesseurs (16). Ignoraient-ils tous les travaux de J-B Van Helmont ?... Nous verrons un peu plus loin ce qui a permis à Bright et Bostock d’apporter une réponse définitive à cette longue quête étiologique.

 

L’URÉE EST DÉCOUVERTE, SYNTHÉTISÉE ET MESURÉE 

La découverte de l’urée s’avère être une avancée majeure, dont le portée dépasse largement le cadre de la néphrologie, car elle entraîne deux changements de paradigme : l’un médical, l’autre philosophique. En montrant que l’urée n’est qu’excrétée par le rein, puisque son taux sanguin s’élève après binéphrectomie, J.L. Prévost et J.B. Dumas fournissent le premier exemple d’une pathologie humorale, concept jusque-là délaissé au profit de la seule pathologie lésionnelle (17). Ils en sont bien conscients quand ils écrivent dans leur « Examen du sang et de son action dans divers phénomènes de la vie » que : « Dans cette nouvelle carrière que nous venons d’ouvrir, la pathologie trouvera, nous n’en doutons pas la solution de plusieurs points difficiles ». Plus retentissante encore, en raison de son écho philosophique, est la découverte de la synthèse de l’urée par F. Wöhler (1800-1882) en 1828. Légitimement fier de sa trouvaille, il écrit à son maître : « Je peux faire de l’urée sans recourir au rein, d’homme ou de chien. Le sel d’ammonium de l’acide cyanhydrique est l’urée ». Et il poursuit, réalisant la portée de sa prouesse : « Fait d’autant plus remarquable qu’il offre un exemple de la formation artificielle d’une matière organique, et même de nature animale, au moyen de principes inorganiques » (18). Un coup dur pour les tenants -encore nombreux- de la tradition « vitaliste » pour lesquels le vivant ne pouvait être réductible aux lois physico-chimiques (19).

Reprenons l’histoire de l’urée par le menu. D’abord avec deux prédécesseurs. En 1733, Herman Boerhaave (1668- 1738), avec qui nous ferons plus ample connaissance plus loin, isole de l’urine, par chauffage, puis par plusieurs cycles de filtration et de redissolution, une substance huileuse, proche du sel ammoniaque, qu’il appelle « sel naturel de l’urine ». Quarante ans plus tard, Hilaire-Marin Rouelle (1718-1779), démonstrateur de chimie au Jardin du Roy, trouvera à son tour, dans l’urine « une substance particulièrement riche en azote » (3). C’est au tandem Fourcroy-Vauquelin, que nous connaissons déjà, que revient la primeur de l’identification précise de cette molécule qu’ils baptisent « urée » en 1797 (3). Alors que l’on n’a encore aucune idée du cycle de l’urée, ils voient parfaitement juste en proposant que l’urée

1) est le produit final du métabolisme azoté ;

2) est la source de l’ammonium que Berthollet vient d’isoler de l’urine ;

3) est obligatoirement éliminée par le rein ;

4) se maintient, grâce à son excrétion urinaire, à une concentration stable dans le sang, lequel « prend et conserve l’équilibre de composition qui lui est nécessaire »…,

une affirmation s’avérant aussi hardie que prémonitoire, alors que le dosage de l’urée n’est pas encore mis au point et que Claude Bernard n’est pas encore né !

L’idée qu’un organe ne fasse qu’excréter une substance sans en même temps la produire était, comme on l’a vu, assez nouvelle. Six ans après la découverte de l’urée, un jeune médecin liégeois, Joseph-Nicolas Comhaire (1778- 1837), ambitionne de tester les propositions de Fourcroy en observant l’effet de la binéphrectomie chez le chien. Il en fait son sujet de thèse. Sa conclusion principale est que « puisque les chiens ne meurent pas aussitôt après l’intervention, c’est que le rein n’est qu’indirectement nécessaire à la vie »… et d’évoquer déjà la possibilité d’une thérapeutique de suppléance : vue prophétique ! Son chimiste ne parvient malheureusement pas à mesurer l’urée de ses chiens, alors qu’il notait l’ « odeur urineuse de diverses sécrétions » (17). A signaler que Comhaire deviendra ensuite le premier titulaire de la chaire de médecine de l’Université de Liège à sa fondation en 1817.

Venant 18 ans après notre valeureux liégeois et disposant d’une méthode de mesure de l’urée plus sensible, un autre brillant tandem allait reprendre avec plus de succès l’expérience de Comhaire : le chimiste Jean-Baptiste Dumas (1800-1884) et le médecin genevois Jean-Louis Prevost (1790-1850), comme nous venons de le voir en préambule.

A partir de 1850, la mesure du taux d’urée se simplifie. Grâce à une nouvelle méthode mise au point par Julius von Liebig et qu’il améliore, le strasbourgeois Joseph Picard (1834-1896) établit les normes du taux sanguin d’urée. Il est le premier à montrer en 1856, que le sang de la veine rénale contient deux fois moins d’urée que celui de l’artère (3).

On commence en clinique, à parler d’« urémie » pour désigner le cortège de symptômes accompagnant l’insuffisance rénale. Mais pouvait-on, stricto sensu, parler d’« intoxication urémique » ? Non, répondent en choeur N. Vauquelin et F.T. Frerichs, qui montrent, chacun, que l’injection d’urée n’entraîne tout au plus qu’une diurèse osmotique.

Et au fond, nous n’en savons pas beaucoup plus aujourd’hui sur la véritable nature des toxines que nous continuons à appeler « urémiques » faute de mieux…

Les portraits qui clôturent cette 2ème partie concernent trois figures qui ont déjà été citées. Leur consacrer une vignette personnelle tient à la place insigne qu’ils ont occupée dans l’histoire de la néphrologie et de la médecine tout court. Ils avaient en commun ce que continuent à cultiver les néphrologues : une approche clinique holistique et le questionnement physiopathologique.

 

HERMAN BOERHAVE (1668-1738), L’HIPPOCRATE DE LEIDEN 

H. Boerhaave a, depuis sa jeunesse, partagé son intérêt entre la philosophie, la chimie, la botanique et la médecine. Il a d’ailleurs laissé une oeuvre plus importante en botanique et en chimie qu’en médecine. Il mérite néanmoins de rester dans nos mémoires car il aura été le véritable initiateur de l’enseignement au lit du malade et le fondateur de la médecine clinique (20). Sa compétence hors-pair et son incroyable capacité de travail vont l’amener à accepter successivement, sans renoncer à aucune, la chaire de médecine, de botanique et de chimie, soit 3 des 5 chaires que comporte la faculté de médecine de l’université de Leiden ! Convaincu de la nécessité d’apprendre la médecine au chevet des patients, il réserve une unité de 12 lits à l’Hôpital Caecilia pour y visiter les malades avec ses étudiants deux fois par semaine. Ses cours magistraux, rendus vivants par cas vécus et anecdotes ont un succès tel qu’il faut y arriver tôt pour trouver place. Sa réputation franchissant la frontière des Pays-Bas, la faculté de médecine compte bientôt près de 2000 étudiants dont 600 Anglais (à noter que tous les cours sont donnés en latin) (20).

Dans notre domaine, on retiendra, outre la découverte de l’urée, comme nous l’avons vu, l’attitude pleine de sagesse qu’il préconise dans son « Institutiones medicae » chez les malades atteints de lithiase vésicale (21). Bien que la lithotomie vésicale soit à cette époque passée des mains du barbier à celle du chirurgien, elle reste grevée d’une lourde morbidité (hémorragie, lésion péritonéale, infection…). Boerhaave recommande dès lors de ne s’y résoudre (et elle restera, dit-il, « un acte de foi »…) qu’après avoir essayé, d’abord, d’expulser le calcul en recourant à l’effet combiné d’une cure de diurèse, de bains chauds, de lavements et d’exercices physiques, ensuite, en cas d’échec, de l’extraire au moyen d’une pince-cathéter vésicale bien lubrifiée.

Boerhaave, sa méthode et sa pensée feront école dans le monde entier (fig 11).

 

RICHARD BRIGHT (1789-1858), LE GRAND PIONNIER DE LA NÉPHROLOGIE 

Comme Boerhaave, Richard Bright a plusieurs cordes à son arc : grand voyageur, géologue, naturaliste et excellent écrivain, il trouve encore le temps d’être médecin,… et quel médecin, puisqu’il est souvent considéré comme un des cinq plus grands cliniciens de tous les temps (22).

Le génie de Bright tient d’abord à sa méthode de travail : précision inégalée de l’observation clinique de ses malades au jour le jour, intégration à l’analyse d’urine et bientôt du sérum et corrélation de l’ensemble aux données de l’autopsie afin de comprendre le processus morbide. Il a en outre l’art de bien s’entourer : il recrute un excellent chimiste, John Bostock et la fine fleur des pathologistes anglais. Il conçoit enfin une unité d’un nouveau type entièrement dédiée aux malades rénaux : « Notre service comprend une section femmes de 18 lits et une section hommes de 24 lits ; une pièce entre les deux qui accueille médecins et étudiants ; et un petit laboratoire communiquant avec cette dernière ». Quand on ajoutera que les collègues de R. Bright au Guy’s Hospital comptent dans leurs rangs rien moins que Thomas Addison (1793- 1860) et Thomas Hodgkin (1798-1866), on comprend que toutes les conditions étaient réunies pour que s’épanouissent les talents du génie. Revenons d’abord à la minutie de ses observations : dans sa casuistique de 1827, il décrit admirablement la symptomatologie de l’urémie progressive, avec ses complications cardiovasculaires et neurologiques. Bostock complète la description clinique par la mesure de la teneur des urines et du sérum en albumine et en urée (fig 12). Et quand le malade meurt, il est méticuleusement autopsié. L’examen systématique des reins va permettre à Bright de trancher définitivement la question de l’origine de l’albuminurie sur laquelle avaient buté tant de prédécesseurs : « Chez les patients décédés dans un tableau d’hydropisie avec urine coagulable, j’ai immanquablement observé des lésions rénales… La fonction du rein -à savoir l’épuration du sang- leur faisait défaut… Nous devons garder à l’esprit qu’il n’y a pas d’émonctoire de l’organisme plus indispensable que le rein ». Le rein n’était plus la victime, mais le coupable !

Doté d’une belle délicatesse d’esprit et d’un grand charisme, R. Bright laisse après lui une génération de successeurs talentueux, qui vont s’atteler, comme nous le verrons dans la 3ème partie, à démembrer la pathologie que leur vénération leur fait nommer dès 1845 le « mal de Bright » (22).

 

PIERRE RAYER (1793-1867), SON ATLAS ET SON FAMEUX TRAITÉ 

Figure marquante de la médecine et de la biologie (il a fondé la Société de Biologie) en France au XIXème siècle, Pierre Rayer n’a eu de cesse d’introduire le laboratoire dans la pratique clinique : on l’a vu à propos de l’examen des urines. Notons que son intérêt scientifique ne se réduit pas à la sphère uro-néphrologique, comme en témoignent ses travaux portant sur la dermatologie, l’anatomo-pathologie et la chimie médicale (23).

Mais son oeuvre majeure concerne l’appareil urinaire. Il publie en effet entre 1839 et 1841 un « Traité des maladies des reins et des altérations de la sécrétion urinaire » en 3 volumes totalisant plus de 2000 pages, complété par un « Atlas du traité des maladies des reins », comprenant 60 planches en couleurs (fig 13). Ce traité monumental se veut à la fois exhaustif et synthétique. P. Rayer y recense par exemple avec une précision remarquable toutes les affections kystiques du rein. Il décrit et nomme l’hydronéphrose. Il donne une excellente description du rein en fer à cheval (23).

A l’instar de R. Bright, il est persuadé que le socle de la connaissance clinique repose désormais sur un trépied : la séméiologie, l’anatomie pathologique et la biochimie. Les relations entre les deux hommes étaient d’ailleurs excellentes (23,24).

Comme Bright, Rayer fut un découvreur d’hommes, « soutenant avec un intérêt plein de chaleur et de charme ceux qui étaient disposés à travailler » comme le rapporte un de ses élèves les plus connus, Edmond Littré. Parmi les autres, qu’il nous suffise de citer Charles Brown-Séquard, Jean-Martin Charcot, Marcellin Berthelot et enfin Claude Bernard… (24).

Ce dernier et d’autres allaient ouvrir au progrès médical une nouvelle voie qui marquera le siècle suivant : la méthode expérimentale au service de la connaissance physiologique.

 

REMERCIEMENTS

Remerciements à Mmes Cathy Nackom et Chantal Fagot pour la mise en page du manuscrit.

 

RÉFÉRENCES

  1. Sournia JC. La médecine des Lumières. Ch IX, in Histoire de la médecine et des médecins, éd Larousse, Paris, 1991.
  2. Richet G. The chemistry of urinary stones around 1800: a first in clinical chemistry. Kidney Int 1995; 48: 876-886 Ouvrir dans PubMed
  3. Richet G. Early history of uremia. Kidney Int 1988; 33: 1013-1015 Ouvrir dans PubMed
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