Histoire de la plus jeune des spécialités médicales : la néphrologie (1ère partie)

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Yves Pirson Publié dans la revue de : Janvier 2018 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

Exercer aujourd’hui la néphrologie implique, non seulement la maîtrise de la clinique des maladies rénales et des techniques de suppléance rénale, mais aussi une connaissance approfondie de l’anatomopathologie, de l’immunologie et de la génétique, tout en restant un bon interniste général et en gardant un contact étroit avec la recherche clinique et fondamentale. Le congrès annuel de l’American Society of Nephrology réunit aujourd’hui 14.000 participants et celui de la Société Francophone en rassemble 1300.

Article complet :

Et pourtant, la néphrologie est, de loin, la plus jeune des disciplines médicales : c’est en effet en septembre 1960, sur les rives du Lac Léman que la Société de Néphrologie/ International Society of Nephrology est portée sur les fonts baptismaux par son premier président, Jean Hamburger (fig 1b). C’est lui qui avait exhumé du Littré le mot « néphrologie » qui y sommeillait depuis le XIXème siècle.

Le terme de « néphrite » existait néanmoins depuis Hippocrate. Dans son traité des « Epidémies » où il collige pour ses élèves de petits tableaux cliniques relatifs à des patients qu’il a connus, il décrit : « A Mélibée, un jeune homme… se mit au lit. Il avait des frissonnements, des nausées, de l’insomnie ;… urines ténues, peu abondantes, incolores ; respiration par intervalles, grande et rare… Dixième jour, il eut un délire modéré ; peau aride et tendue… Quatorzième jour, tout s’aggrava ; il eut des hallucinations. Vingtième jour, il fut saisi d’un transport ; jactition ; le malade ne rendit point d’urine. Le vingtquatrième, il mourut. Nephritis. » (1)

Mais le terme « néphrologie » était, lui, tellement inusité jusque-là qu’il n’apparait même pas, par exemple, dans les Actes du congrès français de Médecine consacré à l’insuffisance rénale aigüe qui s’était tenu à Bruxelles 9 ans plus tôt (fig 1a). Et il faudra encore patienter quelques années après son acte de naissance pour que le monde académique reconnaisse la néphrologie comme spécialité à part entière, comme en témoigne l’éditorial du Lancet de 1967 dont un extrait est reproduit à la figure 2.

Si nos pères fondateurs ont pensé que l’heure était venue, en 1960, de créer une nouvelle société, c’est parce qu’ils étaient en train, depuis peu, d’écrire une page d’histoire de la médecine avec l’invention de la dialyse et la réussite des premières transplantations rénales, sans parler de la révolution dans la connaissance des maladies rénales que venait d’apporter la biopsie rénale transcutanée, décrite en 1951. L’épopée de la mise au point des techniques de suppléance sera le sujet principal de la quatrième partie de cette série.

Reconnaissons que le rein est resté très longtemps mystérieux. Il faut dire que sa structure et son fonctionnement sont particulièrement complexes. Il faut attendre la découverte du microscope et les observations de Malpighi en 1666 pour que l’anatomie du néphron commence à être dévoilée. Ce qui n’enlève rien par ailleurs à la qualité des observations cliniques décrites il y a bien longtemps par les pionniers de la néphrologie. Ces prémices seront résumées dans la première partie.

Au cours du siècle suivant, les progrès de la chimie conduisent à la découverte et à la mesure de la protéinurie et de l’urée, les observations de Richard Bright (1789-1858), considérées par d’aucuns comme le père de la néphrologie, établissent ensuite le lien entre oedèmes, protéinurie et urémie et la dissection des glomérules permet enfin à William Bowman (1816-1892) de comprendre la formation de l’urine. La deuxième partie sera consacrée à cette période fondatrice.

Les successeurs de Bright (notamment Pierre Rayer à Paris puis Franz Volhard à Berlin) démembreront le « mal » qui porte depuis lors son nom, pendant que, avec la rigueur expérimentale d’un Claude Bernard, Jacob Henle (1809- 1885) et Carl Ludwig (1816-1895) en Allemagne, puis Thomas Addis (1881-1949) et Donald Van Slyke (1883- 1971) aux USA, pour ne citer qu’eux, ont donné un élan décisif à la physiologie rénale. Cette période foisonnante sera évoquée dans la troisième partie.

Au risque de laisser de côté certaines contributions, j’ai préféré, dans cette tentative de synthèse, privilégier l’apport de ceux qui ont innové et inventé ainsi que de ceux dont l’enseignement a traversé les siècles, sans bouder mon plaisir, au passage, de livrer au lecteur une anecdote, une citation ou un micro-évènement qui m’ont paru porteurs de sens.

Parmi les historiens de la néphrologie, je suis immensément redevable à George Dunea de Chicago, éditeur de Hektoen International, A Journal of Medical Humanities, à Garabed Eknoyan de Houston et à Stewart Cameron, de Londres, qui ont signé nombre d’articles que l’on trouvera dans la liste des références et enfin à feu Gabriel Richet (1916-2014) qui fut le maître de nombreux collègues néphrologues belges et qui a tant fait pour la « Néphrologie d’Hier et d’Aujourd’hui » (une collection qu’il a dirigée dans les années 1990) histoire qu’il n’a eu de cesse de vouloir faire partager et aimer. Afin de contextualiser cette histoire de la néphrologie, j’ai aussi fait appel, chemin faisant, à Jean- Charles Sournia, auteur d’une « Histoire de la Médecine et des Médecins » (Larousse, 1991) richement illustrée et à Stanis Pérez dont je recommande la passionnante « Histoire des Médecins » parue en 2015 chez Perrin.

 

PREMIÈRE PARTIE : 

DE L’UROSCOPIE À LA MICROSCOPIE (1666) : OBSERVER ET SPÉCULER

Les textes les plus anciens ayant trait à une maladie uronéphrologique remontent à un peu plus de 2.000 ans : rédigés en écriture cunéiforme sur des tablettes d’argile, ils proviennent pour l’essentiel de la région de Babylone (actuel Irak). La plupart décrivent les différents aspects pathologiques de l’urine, classés selon la couleur et la texture. S’ensuivent les prescriptions correspondantes, les remèdes consistant en plantes ou minéraux, administrés, tantôt par la bouche, tantôt en instillation intra-urétrale, le thérapeute recommandant dans ce cas d’enivrer préalablement le malade avec du vin… (2). Ces premiers savoirs se transmettront aux peuples de la Méditerranée, dont les Grecs.

On sait que les papyrus de l’ancienne Egypte contiennent la description de nombreuses maladies. Dans le célèbre papyrus Ebers (1550 avant J-C), il est question de dysurie, de pollakiurie, de rétention urinaire et surtout d’hématurie, dont la cause la plus probable devait être la schistosomiase, qui sévissait déjà dans la vallée du Nil.

Des oeufs du parasite ont d’ailleurs été retrouvés dans des momies (3).

Le plus ancien objet relatif à la néphrologie semble être un ex-voto de bronze représentant un rein (fig 3) daté du XIème siècle avant J-C, et trouvé autour d’un temple chypriote sans doute dédié à Esculape (4).

Sans surprise, c’est à Hippocrate que les historiens de notre discipline attribuent la paternité de la clinique néphrologique.

 

HIPPOCRATE, LE PÈRE DE LA NÉPHROLOGIE CLINIQUE (460-377 AVANT J-C) 

Nonobstant les incertitudes persistant quant à l’authenticité et à la fidélité des copies du Corpus hippocratique qui nous sont parvenues, on reste frappé de la justesse de plusieurs aphorismes relatifs aux maladies de l’appareil urinaire (malgré le fait que leur anatomie précise échappait à leur auteur). Ainsi, « la pâleur de l’urine n’est pas bonne » correspond au déficit de concentration de l’urine caractérisant l’insuffisance rénale chronique ou bien un diabète insipide ; « l’apparition brutale de sang dans l’urine est causée par la rupture d’un petit vaisseau rénal » est bien ce qui se passe dans une nécrose papillaire ; « la mousse apparaissant à la surface de l’urine indique une maladie rénale de longue durée » fait penser à une glomérulonéphrite chronique protéinurique ; « les maladies du rein et de la vessie sont difficiles à traiter chez la personne âgée » évoque le caractère irréversible de la néphroangiosclérose (5).

S’agissant d’Hippocrate, on se gausse en revanche volontiers de sa théorie des quatre humeurs (le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire) dont, pour lui, l’équilibre délicat (l’« eucrasie ») assure la bonne santé et dont le déséquilibre (la « dyscrasie ») provoque la maladie. Mais le principe que cette théorie sous-tend estil au fond si différent de ce que Claude Bernard appellera l’homéostasie de notre milieu intérieur ? Hippocrate a en tout cas eu le mérite, par rapport à ses prédécesseurs, de ne pas se contenter de proposer une pharmacopée et des remèdes, mais d’élaborer un système explicatif général de l’être humain, sans doute inspiré des philosophesmédecins qui l’avaient précédé, qui voyaient le corps humain comme un mélange des quatre éléments simples : air, eau, feu, terre.

Mais l’héritage principal du Père de la médecine aura été, nous le savons, les grands principes qui fondent notre serment : « d’abord ne pas nuire » ; « le médecin traite un malade et pas une maladie »…, la « médecine personnalisée » du XXI ème siècle n’étant-elle pas, finalement, un retour aux sources avec les moyens d’aujourd’hui ?

Hippocrate laisse sans aucun doute, dans l’histoire de la néphrologie une trace plus durable que le grand Aristote qui, dans son traité sur « Les Parties des Animaux » ne craignait pas d’affirmer qu’ « aucun animal à plumes, à écailles ou à carapace n’a de rein sauf les tortues de mer et de terre » et que, chez les animaux qui en possèdent, les reins ne servent qu’à venir à la rescousse de la vessie… (6).

 

D’HIPPOCRATE À GALIEN 

Le centre de gravité de la médecine grecque suit celui de la pensée, se transportant progressivement à Alexandrie et en Asie mineure. On y pratique déjà la dissection et la lithotomie. Les praticiens issus du monde hellénistique vont ensuite s’installer à Rome et leur médecine s’y impose par la force de leur raisonnement.

Sans être lui-même médecin, l’encyclopédiste Pline l’Ancien (23-79), dans les 4 livres de son Histoire Naturelle consacrés à la pharmacopée, cite 130 plantes ayant un effet sur l’appareil urinaire ; 30 d’entre elles sont reprises dans la liste des plantes médicinales de Plenck de 1812 et 8 figurent toujours aujourd’hui dans le compendium de l’OMS (7). Bon nombre des herbes recommandées par Pline se retrouvent dans l’autre somme du genre, la « De Materia Medica » de son contemporain Dioscoride, le fameux médecin-botaniste grec (7).

Dans son traité sur les maladies du rein et de la vessie, Rufus d’Ephèse, qui vivait sous Trajan, décrit avec une précision digne d’Hippocrate la symptomatologie de l’abcès rénal et de l’insuffisance rénale chronique ; il recommande déjà la cure de diurèse pour prévenir la lithiase et les bains chauds pour lever la rétention urinaire (8). A la même époque, Arétée de Cappadoce est surtout connu pour sa description princeps du diabète : il rapporte en effet l’observation de malades qui urinaient rapidement ce qu’ils venaient de boire, comme s’ils étaient « traversés » (étymologie du mot « diabète ») par l’eau. On sait moins qu’il a aussi bien décrit la polyurie post-obstructive ainsi que certaines complications de l’état urémique, telles que le faciès anémique et la propension à l’AVC, et ce, 18 siècles avant Richard Bright (8) !

Tous héritiers de la méthode hippocratique, ces grécoromains ne savaient pas qu’allait surgir parmi eux un géant, qui allait éclipser leur souvenir et marquer pour très longtemps la pensée médicale occidentale : Galien.

 

GALIEN (130-200), LE PREMIER PHYSIOLOGISTE RÉNAL EXPÉRIMENTAL 

Né à Pergame, centre intellectuel rivalisant alors avec Alexandrie, Claude Galien commence là sa carrière comme médecin des gladiateurs avant de gagner Rome à l’âge de 32 ans. Ses talents lui valent de devenir médecin de l’empereur Marc-Aurèle. Auteur prolifique, il reprend d’Hippocrate la théorie des humeurs (fig 4) en lui apportant de nouveaux raffinements, et de la médecine hellénistique la référence constante à l’anatomie, en pratiquant lui-même des dissections et vivisections publiques d’animaux. Il en tire des enseignements solides et n’hésite pas à critiquer vertement ses prédécesseurs (9).

Afin de mettre un terme à la question controversée de l’origine de l’urine, il effectue ce qui est sans doute la première expérimentation animale connue – en l’occurrence chez le chien - qu’il rapporte au chapitre 13 du livre I de son ouvrage « Les Facultés Naturelles » (9) :

« Le protocole est le suivant. Le péritoine est ouvert en regard des uretères qui sont liés et l’animal, pansé, est libéré ; il n’urine pas. Peu après, le pansement est enlevé, la vessie apparait vide, les uretères distendus, proches du point de rupture. Les ligatures sont alors levées ; la vessie se remplit aussitôt. Ce résultat clairement obtenu, une ligature est posée sur le pénis avant que l’animal n’urine. Une pression est alors exercée sur la vessie ; rien ne reflue vers les uretères et les reins. Ainsi, la preuve est apportée que les uretères s’opposent au reflux de l’urine vésicale, à l’instar de ce qui se passe chez l’animal mort. Le temps suivant consiste à supprimer la ligature posée sur le pénis et à lier à nouveau un des uretères, l’autre demeurant libre. Peu après, l’uretère lié est distendu, alors que l’autre est à la fois souple et vide, s’évacuant dans la vessie. La section de l’uretère distendu laisse jaillir un flot d’urine comme le sang lors d’une saignée. L’autre uretère est alors totalement sectionné et un bandage externe mis en place. Quelques heures après, le bandage est enlevé : la vessie est vide tandis que l’espace compris entre l’intestin et le péritoine est rempli d’urine, comme si l’animal était atteint d’hydropisie. Celui qui aura fait cette expérience condamnera la témérité des Asclépiades. Si en outre, il réfléchit à l’absence de reflux de la vessie vers les uretères, je pense qu’il sera persuadé de la prévoyance et de l’habilité dont fait preuve la nature dans la vie animale. »

CQFD.

Il applique la même rigueur de raisonnement dans ses diagnostics différentiels. Lorsqu’il s’agit, par exemple, d’un « malade qui n’a plus uriné depuis 3 jours », il distingue les signes en faveur d’un calcul, d’une tumeur ou d’une inflammation. S’il s’agit vraisemblablement d’une « pierre obstruant le col de la vessie » il propose la manoeuvre suivante :

« Couchez la patient sur le dos, soulevez ses membres inférieurs, secouez-le vigoureusement pour faire retomber la pierre dans la vessie et demandez-lui d’uriner. La miction vous apporte la preuve de l’exactitude de votre diagnostic… Si la rétention d’urine persiste, secouez-le à nouveau avec une vigueur énergique. Si malgré tout la rétention se prolonge, il faut recourir à l’instrument appelé cathéter pour écarter la pierre du col de la vessie ce qui provoque en même temps un flot d’urine. »

Comme le dit Léon Fine, « Evoquer l’apport de Galien quant à l’appareil urinaire normal et pathologique révèle son exceptionnelle créativité » (9). Son prestige fut tel que son enseignement s’est imposé comme LA référence jusqu’au XVIIème siècle. Sans doute le finalisme qu’il professait (le fonctionnement du corps prouvait pour lui la perfection de la création) lui aura-t-il assuré, de surcroît, la caution de l’Eglise durant le Moyen-Age.

Il n’y aura en tout cas plus d’esprit aussi innovant que lui jusqu’à la Renaissance.

 

LE TEMPS DES PASSEURS DE SAVOIR 

Paul d’Egine (625-690) est un des derniers représentants de l’école d’Alexandrie à avoir contribué au savoir néphrologique : il aura en effet été un des premiers à suggérer un lien entre la sclérose des reins et l’hydropisie. Il recommande de traiter celle-ci par des plantes diverses ayant des vertus diurétiques (10).

Avec le tournant majeur que représente en Occident la chute de l’Empire romain et la conquête arabe, les manuscrits des anciens sont traduits en arabe et préservés. Les passeurs du savoir les plus connus par la postérité sont Rhazès, Avicenne et Maimonide.

Musicien, alchimiste, mathématicien et astronome, le perse Rhazès (865-925) se tourne vers la médecine sur le tard. Son intelligence et sa finesse lui vaudront le titre de « Galien de l’Islam ». Il garde une approche toute hippocratique de ses patients ; dans sa casuistique méticuleusement décrite, on reconnait, ici un purpura rhumatoïde, là un syndrome hépato-rénal. Il explique aussi comment différencier une crise de colique néphrétique des autres causes de douleur abdominale aigüe (11).

Rhazès introduit en outre une préoccupation nouvelle pour le médecin : la santé publique. Il ouvre en effet son hôpital aux nécessiteux et insiste sur le rôle de la médecine préventive.

Combinant comme son prédécesseur Rhazès des goûts à la fois littéraires et scientifiques, Avicenne (980-1037) est connu à Boukhara comme un jeune prodige et un travailleur infatigable. Se consacrant à la chose publique le jour et à la science la nuit, il ne lui reste que peu de temps pour la médecine. Au chapitre des maladies rénales, il contribue pour l’essentiel à peaufiner la description de l’urine normale et pathologique (11).

Parmi les éminents praticiens juifs vivant dans les terres conquises par les arabes, Maimonide (1135-1204) (fig 5) né à Cordoue, auteur de nombreux traités (tant religieux que médicaux) et médecin personnel du grand Saladin, consacre une partie de ses longs aphorismes à l’appareil urinaire. Pour lui comme pour Avicenne, l’examen approfondi de l’urine, fraîche puis sédimentée, est la clé de l’art médical (12).

L’uroscopie allait bientôt atteindre son apogée en Italie, avec l’école de Salerne.

 

L’EXALTATION DE L’UROSCOPIE

Comme on l’a vu, l’idée que l’aspect de l’urine est le miroir de l’état de santé d’un individu est vieille comme la médecine. Ce n’est pas un hasard si les successeurs d’Hippocrate et de Galien sont souvent représentés un urinal à la main, scrutant doctement un contenu censé révéler la maladie. C’est à l’école de Salerne, entre le XIème et le XIVème siècle, que les maîtres ès uroscopie élaborent les théories les plus sophistiquées de cet art tenant véritablement de la divination (13).

Capitale d’un petit Duché et siège d’un riche évêché, au carrefour des cultures arabes et latines, le petit port de Salerne (proche de Naples) héberge à cette époque l’école de médecine la plus fameuse d’Occident. Les maîtres qui s’y succèdent commettent une multitude de traités sur l’uroscopie. Un des plus célèbres est le magister Maurus. Dans son « Regulae Urinarum » (1250) il explique d’abord comment l’urine se forme au terme de 3 « digestions » successives : la première siège dans l’estomac (fig 6) et la deuxième dans le foie, là où sont générées les 4 humeurs chères aux anciens (fig 7) ; de là les humeurs gagnent leurs organes respectifs, laissant un « surplus » qui est l’urine, laquelle arrive dans les reins avec une partie du sang. Une filtration s’y opère à travers des « pores ». Ce n’est pas fini… La qualité de l’urine finale est affectée par la troisième digestion qui a lieu à travers la paroi des vaisseaux irrigant les différents organes. Si cet organe est malade, l’excès d’humeur qui en résulte change la composition de l’urine et donc son aspect (fig 8). Et le magister est alors capable, en examinant attentivement sa couleur et sa densité, d’identifier l’humeur responsable, et, après sédimentation dans une « matula » (bouteille dont la taille et la forme sont rigoureusement codifiées) de localiser l’organe en cause d’après la couche paraissant pathologique (fig 9). Il ne reste plus qu’à prescrire… quand bien même l’uroscopiste n’a jamais vu le malade ! On est loin de l’anamnèse minutieuse d’Hippocrate et plus loin encore des démonstrations rigoureuses de Galien… N’empêche que le traité d’uroscopie « De Urinis » de Gilles de Corbeil (médecin parisien, passé par Salerne et devenu le médecin de Philippe-Auguste) restera, dans nos régions, une référence jusqu’au XVIème siècle.

Malgré la naissance des premières universités européennes (Bologne 1188, Valence 1209, Oxford 1214, Paris 1215, Montpellier 1220, etc.) qui permet au savoir de s’émanciper progressivement de la tutelle conservatrice de l’Eglise, la néphrologie, à l’instar du reste de la médecine, ne connait aucune avancée significative jusqu’à la Renaissance.

 

L’APPORT DE PARACELSE, VÉSALE, EUSTACHIO ET VAN HELMONT 

Quel personnage haut en couleur que ce Théophraste von Hohenheim, mieux connu sous le nom de Paracelse (1439- 1541) et, avec lui, quel vent de fraîcheur sur la médecine ! Né en Suisse, il fait ses études de médecine à l’Université de Ferrare, là où s’était formé Copernic quelques années auparavant. Il parcourt l’Europe entière avant d’exercer à Strasbourg, puis à Bâle.

A cette époque, les universités de Bologne, Padoue et Ferrare remettent en question les enseignements issus de la tradition. Paracelse, qui est un contestataire dans l’âme, s’inscrit tout naturellement dans cette mouvance. A peine obtient-il la chaire de médecine à Bâle qu’il brûle devant ses étudiants des traités respectés de ses prédécesseurs… d’où son surnom de Luther de la médecine (14). Auteur de nombreux ouvrages médicaux –un des plus féconds depuis Galien- il dénonce sans ambage les errements des uroscopistes et, dans le champ de la néphrologie, ce sont ses études sur l’hydropisie qui retiennent l’attention.

Plutôt que l’inspection de l’urine, il en propose la « dissection chimique » : il la fait réagir avec du vin, du vinaigre ou de la présure, il la coagule, il la distille et même il la pèse ; surtout, il prône son évaluation quantitative plutôt que qualitative, ce qui était alors une petite révolution (10,14).

Dans le premier de ses 11 traités sur « L’origine, les causes, les signes et le traitement des différentes maladies » (1520) Paracelse décrit remarquablement l’hydropisie (qui désignait alors l’anasarque) : « le gonflement commence au niveau des pieds et s’étend progressivement à tout le corps, entrainant une sensation d’oppression thoracique, de la courtesse d’haleine et de la toux ; il finit par noyer le souffle vital, comme un homme submergé par la vague ». Paracelse propose ensuite un traitement dont il a pu vérifier l’efficacité autant que les effets secondaires : le mercure, sous la forme de calomel (Hg2Cl2). « Le mercure écrit-il, agit en extrayant des chairs le sel qui y est dissout, tout en préservant l’intégrité de celles-ci. Le mercure est actif chez tous, mais il peut causer chez certains des vomissements et de la transpiration » (14). Ainsi naquit le diurétique mercuriel, dont l’usage devait perdurer jusqu’au XX ème siècle. Les méthodes et les observations innovantes de Paracelse lui ont valu, dans l’histoire de la médecine, un autre titre mérité, celui de père de la pharmacologie. Ce qui ne l’empêche pas, comme nombre de ses contemporains, d’être par ailleurs féru d’astrologie et d’alchimie… La saveur et les ambigüités du personnage ont largement inspiré Marguerite Yourcenar qui en a fait l’attachant Zénon de son « Oeuvre au Noir ».

Né à Bruxelles, André Vésale (1514-64) (fig 10) est, comme chacun sait, l’auteur du célèbre « De Humani Corporis Fabrica » (1543). Au chapitre 10 du livre 5 « De Renibus » il consacre 3 pages et demi à l’anatomie et à la fonction du rein. Il se base sur les dissections humaines qu’il effectue comme professeur à Padoue et à Bologne ainsi que sur la dissection de reins de chien qu’il préfère, pour la dissection fine de l’organe, à ceux de l’homme, vu leur moindre teneur en graisse. Comme on le voit à la figure 11, il n’hésite pas à ridiculiser l’enseignement de ses prédécesseurs. Il pense quant à lui que la filtration doit s’opérer dans tout le parenchyme rénal, mais il croit que le sang est amené au rein tant par l’artère que par la veine, et, qu’après filtration, l’urine transite bien par un deuxième sinus intra-rénal avant de gagner l’uretère… Le rein fascine manifestement Vésale (« Quod incredibile artificium ut videas ») mais son fonctionnement intime garde son mystère pour l’anatomiste remarquable qu’il aura été (15,16).

Contemporain de Vésale, Bartolomeo Eustachio (1510 ?-74) mériterait une place d’honneur au Panthéon des morphologistes du rein. Le peu de cas qui lui a été fait par la postérité tient sans doute au fait qu’il n’avait pu, de son vivant, publier ses remarquables planches anatomiques du rein, au nombre de 7 (17).

Elles furent exhumées par ses descendants et seulement éditées en 1714, à la suggestion du grand Morgagni. Les descriptions de ces planches dans son « De Renibus Structura », écrit lorsqu’il était professeur d’anatomie à Rome, étaient d’une telle précision que Malpighi dira de lui un siècle plus tard que « s’il avait pu combiner son talent d’anatomiste avec l’oculaire d’un microscope, il n’aurait plus rien laissé à découvrir dans le rein à ses successeurs » (17).

La perfection de ses dessins (fig 12 et 13) saute aux yeux. Il est le premier à représenter la surrénale. Il est aussi un des premiers à s’intéresser aux variations anatomiques (fig 12) et aux organes pathologiques -il montre ainsi une ectopie rénale dans le petit bassin, des calculs des reins et des voies urinaires etc.- Il décrit par ailleurs magistralement la veine azygos, le canal thoracique et, bien sûr, la trompe qui porte aujourd’hui son nom. Sans parler, dans le rein, des tubes collecteurs et des colonnes interpapillaires qui porteront les noms, respectivement, des futurs Bellini et Bertin.

Treize ans après la mort de Vésale, Bruxelles voit naitre un certain Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644) (fig 10). Il a, comme Vésale, donné son nom à une des tours de recherche de notre campus. Sa contribution à la néphrologie mérite d’être mieux connue. Docteur en médecine de notre université en 1599, il y enseigne brièvement avant de la quitter pour suivre, en Allemagne et en Italie, l’enseignement des successeurs de Paracelse –pour lequel il a une véritable vénération-, lesquels professent l’idée que la vie et les maladies sont en définitive une affaire de chimie. Van Helmont approfondit brillamment deux sujets traités par Paracelse : l’analyse quantitative de l’urine et l’étiologie de l’anasarque.

Comme le montre le texte de la fig 14, que je dois à Marc de Broe, Van Helmont énonce l’importance de la mesure du poids spécifique de l’urine et le corrèle à différentes conditions physiologiques et pathologiques, introduisant le concept du phénomène de concentration-dilution de l’urine (16). Les prédécesseurs de Van Helmont rattachaient quasi unanimement l’anasarque à une maladie du foie. Il sera le premier à avancer que le rein malade peut en être la cause (« ren artifex hydropsy ») et ce, sur base d’autopsies de sujets hydropiques lui ayant révélé l’existence de reins réduits de volume et durcis (16). Sans pouvoir aller plus loin dans l’explication du fait, il a le mérite d’affirmer, bien avant Richard Bright, que les reins peuvent « initier et entretenir l’hydropisie ». 

Sur ces entrefaites, William Harvey a découvert la circulation sanguine et les anatomistes italiens affinent leurs explorations : la description du glomérule est proche.

 

MALPIGHI DÉCRIT LES « CORPUSCULES » DU REIN (1666)

Alors que le courant de pensée suivi par Van Helmont se définit comme « iatrochimique », une autre école, bien représentée dans les universités italiennes, se dit « iatromécanique » défendant l’idée que tous les phénomènes biologiques peuvent s’expliquer mécaniquement et être formalisés par les mathématiques. Héritier de Galilée, Alfonso Borelli adhère à ces thèses mécanicistes : mathématicien et médecin, il dispense son enseignement à Pise et Messine. On lui attribue un rôle fondateur dans l’histoire de la physiologie. Il aura une influence déterminante sur deux anatomistes qui vont utiliser les tout premiers microscopes (fig 15) et dont le nom est bien connu des néphrologues : Bellini et Malpighi (18, 19).

Lorenzo Bellini (1643-1704) (fig 16) est un étudiant florentin surdoué, passionné autant par les mathématiques que par l’anatomie. A l’âge de 19 ans, à Pise, il publie un mémoire sur la structure et la fonction du rein (« Exercitatio anatomica de structura et usu renum », 1662) où il montre, pour la première fois, que les reins sont constitués d’une « multitude de canaux minuscules qui se réunissent dans de petits tubes déversant l’urine dans le bassinet » : ces tubes, dits aujourd’hui collecteurs, portent toujours son nom. Bellini poursuivra une belle carrière de professeur à l’université de Pise. Après le rein, il s’intéressera aux papilles gustatives.

Qui ne connait pas le nom de Malpighi ? Celui que l’on considère aujourd’hui comme le père de l’anatomie microscopique a laissé son nom à de nombreuses structures anatomiques et végétales. Marcello Malpighi nait à Bologne en 1628 (fig 17). Il étudie les belles lettres et la philosophie avant de s’engager dans la médecine. A Pise, il se familiarise avec les nouvelles techniques des meilleurs anatomistes (coupes, colorants, etc.). Si on ajoute à ces avancées de la morphologie les découvertes récentes de William Harvey –qui est un des maîtres à penser de Malpighi- on comprendra que ce dernier avait aussi l’avantage, s’ajoutant à son génie, d’arriver au bon endroit au bon moment.

En 1659, il donne une description inédite de la structure de la rate, avec les corpuscules qui perpétuent son nom. En 1660, il fait une découverte marquante : le lit capillaire, qui était la pièce manquante dans le schéma de la circulation proposée par Harvey. Il décrit encore nombre d’autres structures dans la peau, la langue, le foie etc. mais c’est bien sûr la découverte des « minimae glandulae » du rein, publiée en 1666 (« De Renibus ») qui a fait de Malpighi un des grands noms de la néphrologie. Laissons-lui la parole pour clore ce chapitre : « Dans tous les reins animaux ou humains que j’ai pu examiner, j’ai observé l’existence de petits corpuscules. Pour bien les voir, j’injecte un liquide noir mélangé avec de l’alcool jusqu’à ce que tout le rein gonfle et devienne noirâtre. Une fois enlevée la capsule du rein, on peut voir, déjà à l’oeil nu, de petits corpuscules noirs appendus aux vaisseaux ; à la tranche de section longitudinale du rein, on observe, parmi les tubules et l’interstitium, un grand nombre de ces corpuscules, gorgés du colorant noir, accrochés comme des pommes aux vaisseaux sanguins, dessinant un bel arbre ». On devine l’émerveillement du maître !

 

REMERCIEMENTS

Remerciements à Mmes Cathy Nackom et Chantal Fagot pour la mise en page du manuscrit.

 

RÉFÉRENCES

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