Utilisation des traitements anticoagulants chez le sujet âgé

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C. Lambert, C. Hermans Publié dans la revue de : Décembre 2016 Rubrique(s) : Cardiologie
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Résumé de l'article :

Le risque de thrombose augmentant avec l’âge, les sujets âgés sont particulièrement susceptibles de recevoir et de bénéficier d’un traitement anticoagulant. Toutefois, le risque d’accidents hémorragiques est également plus élevé dans cette population. Pour ces raisons, le rapport bénéfice/risque doit être soigneusement pesé dans cette tranche d’âge avec sa réévaluation régulière.

Cet article passe en revue les conditions d'utilisation des antithrombotiques et les adaptations nécessaires chez les personnes âgées.

Article complet :

INTRODUCTION

Les traitements antithrombotiques sont largement prescrits chez le sujet âgé pour des indications multiples. Ces agents occupent en effet une place majeure en phase aiguë de l’infarctus du myocarde, dans le traitement de l’angor instable, de la fibrillation auriculaire (FA) et pour la prévention et le traitement de la maladie thrombo-embolique veineuse (MTEV).

Même si ces indications sont semblables à celles des personnes plus jeunes, les modalités d’utilisation des agents antithrombotiques doivent parfois être adaptées chez le sujet âgé.

 

LE RISQUE THROMBOTIQUE AUGMENTE AVEC L’ÂGE

Les sujets âgés présentent un risque thrombotique artériel et veineux accru. Le risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) ischémique se majore avec l’âge avec une incidence de 14/1000 entre 75 et 85 ans et de 29/1000 au-delà de 85 ans. Cette incidence accrue s’explique en partie par la prévalence plus élevée des facteurs de risque (hypertension artérielle, décompensation cardiaque et fibrillation auriculaire (FA) dans la population gériatrique) (1). La prévalence de la FA est d’environ 10% chez les plus de 80 ans (2) et selon l’étude de Framingham, près de 25% des AVC ischémiques sont attribuables à la FA après 80 ans (1,3,4). Les scores CHADS2 et CHA2DS2-VASC2 reflètent l’impact majeur de l’âge dans le risque d’AVC ischémique (5). De même, l’incidence de la MTEV augmente avec l’âge: 1/1000 pour un premier épisode chez les moins de 50 ans et 6/1000 chez les plus de 80 ans (3).

 

BÉNÉFICES ET RISQUES DU TRAITEMENT ANTICOAGULANT

L’anticoagulation par les antagonistes de la vitamine K (AVK) a depuis longtemps démontré son efficacité telle que le démontre une méta-analyse objectivant une réduction du risque d’AVC ischémique de 64% versus placebo chez les patients en FA, particulièrement chez les patients âgés (1,5). Ces résultats sont confirmés dans les études BAFTA et ATRIA (5).

Cependant, la prise d’un anticoagulant peut entraîner des saignements dont le plus redouté est l'hémorragie intra-crânienne (ICH). Ce risque augmente avec l’âge (4) et est responsable d’une sous-utilisation des AVK par le corps médical, d’une part par crainte des complications hémorragiques et d’autre part par une sous-estimation du risque thrombotique. Plusieurs études et registres (prospectifs et observationnels) ont montré que de nombreux patients avec une FA à risque d’AVC ne sont pas anticoagulés. Les registres GLORIATM-AF et GARFIELD-AF ont montré que 20 et 31% respectivement des patients avec FA nécessitant une anticoagulation ne la reçoivent pas (6,7). Dans l’étude ATRIA, 60% des patients âgés de 65-84 ans et seulement 35% des patients de plus de 85 ans en FA reçoivent un AVK malgré l’absence de contre-indication (5).

Le risque hémorragique est lié de façon indépendante à l’âge mais aussi à une série de facteurs de risque plus souvent retrouvés à un âge avancé. Citons : l’insuffisance rénale, la polymédication, la prise de molécules interférant avec la coagulation (l’aspirine, les anti-inflammatoires non-stéroïdiens, les antidépresseurs qui inhibent la recapture de la sérotonine…), le risque de chute, les co-morbidités telles que le diabète, l’hypertension artérielle, les cardiopathies, les hépatopathies, les pathologies cérébro-vasculaires, un cancer... Le risque d’ICH est lié au risque de chute mais aussi aux antécédents d’AVC, d’antécédent hémorragique et de troubles cognitifs. Il faut noter que le risque de chute et celui d’AVC sont souvent corrélés. Ces facteurs doivent être pris en compte lors de l’utilisation d’agents anticoagulants chez les personnes âgées afin d’optimiser leur sécurité d’emploi (2).

Il est donc critique chez le patient âgé, d’évaluer individuellement le rapport bénéfice-risque de l’anticoagulation, sachant que les patients à risque hémorragique sont souvent aussi ceux qui tirent le maximum de bénéfice d’une anticoagulation (1,2).

 

LES HÉPARINES DE BAS POIDS MOLÉCULAIRE (HBPM) ET LES HÉPARINES NON FRACTIONNÉES (HNF)

Les HBPM sont utilisées préférentiellement par rapport aux HNF compte tenu de leur risque moins élevé de thrombopénie induite par l’héparine, du moindre risque hémorragique lié à une meilleure biodisponibilité et un effet anticoagulant d’avantage prévisible et reproductible (3). Leur élimination est essentiellement rénale avec un risque d’accumulation des HBPM et encore plus du Fondaparinux (dont la ½ vie est plus longue) en cas d’altération de la fonction rénale. Les personnes âgées, compte tenu de l’altération physiologique de la fonction rénale, sont certainement à risque d’accumulation des héparines. Une surveillance biologique peut s’avérer nécessaire en cas de traitement à dose curative chez un patient avec insuffisance rénale modérée ou un poids extrême par la mesure de l’activité anti-Xa au pic d’activité mesuré après la 2ème ou 3ème injection d’HBPM.

Les HBPM sont souvent présentées comme quasi dépourvues de tout risque hémorragique. D’après la littérature médicale, jusqu’à 3 % des traitements par HBPM se compliquent d’hémorragies cliniquement significatives. Plusieurs facteurs sont invoqués pour expliquer le risque hémorragique lié aux HBPM : l’âge (>75 ans), l’insuffisance rénale, le non-respect des modalités thérapeutiques mentionnées dans la notice. Le rôle de chacun de ces facteurs est difficile à préciser car ils sont souvent intriqués et associés chez les sujets âgés (8).

Certaines précautions doivent être respectées lors de la prescription d’une HBPM chez les sujets âgés : l’indication formelle de l’anticoagulation et l’absence de contre-indications (saignement évolutif, l’allergie au produit et des antécédents de thrombopénie à l’héparine) doivent être confirmées, l’adaptation de la posologie selon la fonction rénale et le poids, le contrôle du taux de plaquettes doivent faire partie du suivi de routine. Une injection d’HBPM toutes les 12 heures est parfois privilégiée chez les patients fragiles pour éviter le pic d’anticoagulation des schémas à base d’une injection quotidienne.

 

LES ANTAGONISTES DE LA VITAMINE K

Les AVK exercent leur effet anticoagulant en inhibant la gamma-carboxylation vitamine K dépendante des facteurs de coagulation II, VII, IX, X et des protéines C et S. Une plus grande sensibilité au traitement par AVK et une plus grande variabilité dans la réponse anticoagulante est classiquement observée chez la personne âgée. La dose d’AVK nécessaire pour atteindre et rester dans la zone thérapeutique diminue avec l’âge (environ 11 % par 10 ans de vie) (4). De plus, les sujets âgés sont aussi plus susceptibles d’avoir des pathologies ou des traitements associés pouvant influencer la stabilité de l’INR ou le risque hémorragique. La baisse d’apport en vitamine K, fréquente chez les patients âgés, potentialise l’effet anticoagulant des AVK surtout si des antibiotiques sont prescrits concomitamment. De faibles doses de vitamine K sont parfois prescrites pour stabiliser l’INR. L’avantage des AVK est leur utilisation possible en cas d’insufficance rénale même terminale.

Le risque de complication hémorragique majeure sous AVK est conditionné par des facteurs liés au traitement et des facteurs liés au patient. Les facteurs liés au patient incluent l’âge (> 75 ans), un défaut de compliance (parfois liés à troubles cognitifs), la présence de pathologies comme l’HTA, les antécédents d’AVC ou de saignements gastro-intestinaux, des comorbidités comme une insuffisance rénale ou une anémie ou encore des antécédents de chutes. Les facteurs liés au traitement sont l’intensité, la durée, la variabilité de l’anticoagulation ainsi que la qualité du suivi et de la surveillance thérapeutique. Il faut en outre tenir compte des co-médications telles que les agents interférant avec la fonction plaquettaire qui peuvent majorer le risque hémorragique. Les scores Hemorr2hages et HAS-BLED évaluent le risque de saignement chez les patients en FA sous AVK (2,9).

Les accidents hémorragiques surviennent le plus souvent dans le premier mois qui suit l’introduction du traitement. L’utilisation d’une dose de charge en début de traitement est donc à éviter chez les sujets âgés. Au-delà de 75 ans, le traitement doit être débuté à plus faible posologie (en règle générale à demi-dose) que chez un sujet plus jeune avec un contrôle rapproché des INR pour dépister les hypersensibilités aux AVK. En pratique, c’est surtout l’intensité excessive de l’anticoagulation et les déviations de l’INR par rapport à l’INR cible qui sont les pourvoyeurs les plus fréquents d’accidents hémorragiques. Le risque hémorragique augmente linéairement avec un INR supérieur à 3 et exponentiellement avec un INR supérieur à 4. Cependant, à ce jour, l’INR à privilégier se situe entre 2 et 3 même chez le sujet âgé (2). Un contrôle régulier des INR est recommandé, même chez un patient correctement équilibré. En cas de modification posologique, de maladie intercurrente, d’introduction ou de retrait d’un médicament et de troubles digestifs, les INR doivent être mesurés de façon rapprochée jusqu’à stabilisation.

Chez le sujet âgé s’ajoutent les problèmes de compliance parfois liés à des troubles cognitifs. Pour limiter les risques d’erreurs de prise, il est recommandé la prise à heure régulière, l’usage d’un pilulier, et la supervision éventuelle du traitement par un aidant (membre de la famille ou une infirmière à domicile). L’information et l’éducation du patient, des contrôles réguliers et la tenue d’un carnet de bord sont critiques (2). Comme démontré dans des registres nationaux, une anticoagulation par AVK de qualité similaire entre les octagénaires et des patients plus jeunes est possible (4).

 

LES NOUVEAUX ANTICOAGULANTS ORAUX (NOACS) OU ANTICOAGULANTS ORAUX DIRECTS (DOACS)

Les nouveaux anticoagulants oraux inhibent directement soit le facteur Xa ou IIa de la coagulation. N’interagissant pas avec le facteur plaquettaire 4, ils n’induisent donc pas de thrombopénie immune. La faible variabilité inter- et intra-individuelle, l’absence d’interaction alimentaire connue, les moindres interactions médicamenteuses et la large fenêtre thérapeutique permettent d’obtenir un comportement pharmacocinétique plus linéaire que celui des AVK. Ils ne nécessitent pas de monitoring biologique en routine et d’adaptation posologique en dehors de contextes tels que l’insuffisance rénale, hépatique et l’âge avancé. Il conviendra de rester prudent chez les patients âgés polymédiqués notamment en cas de prise de drogues affectant le CYP3A4 et la Glycoprotéine-P (par exemple les antiarythmiques tels que l’amiodarone et le Vérapamil, les macrolides et les antifongiques azolés). Ils ont tous en commun d’être éliminés de façon plus ou moins importante par les reins. Les nouveaux anticoagulants sont contre-indiqués en cas de clairance de la créatinine < 30 ml/min. Une réduction de la posologie est indiquée en cas d’altération de la fonction rénale. Un suivi attentif de la fonction rénale est justifié chez les patients bénéficiant de ces traitements (5).

L’inhibiteur direct de la thrombine, le dabigatran etexilate (Pradaxa®) et les inhibiteurs directs du facteur Xa, le rivaroxaban (Xarelto®), l’apixaban (Eliquis®) et l’edoxaban (Lixiana®) ont démontré dans des études contrôlées randomisées (ECT) leur non infériorité voire leur supériorité aux AVK dans le traitement de la MTEV et de la FA et un taux similaire voire réduit de saignements majeurs par rapport aux AVK. Le risque d’ICH sous NOACs était significativement réduit par rapport aux AVK (10).

Chez les personnes âgées de plus de 75 ans présentant davantage de co-morbidités, de polymédication et une prévalence plus élevée de dégradation de la fonction rénale, on pourrait craindre qu’une plus grande variablilité de la dose circulante des NOACs puisse déséquilibrer la balance risque-bénéfice de l’anticoagulation. Une revue des ECT comparant les Noacs aux AVK dans les sous-groupes des personnes âgées a montré des résultats similaires à ceux observés dans la population globale. Les plus âgés bénéficieraient même d’une réduction plus importante du risque relatif absolu vu un taux plus élevé d’événements thrombotiques dans cette population (2-8). Malgré un indice de masse corporelle plus faible, des modifications de la composition du muscle et des tissus graisseux, des interactions médicamenteuses possibles et une dégradation de la fonction rénale, une méta-analyse des ECT chez les patients de plus de 75 sous NOACs n’a pas documenté de risque de saignement majoré par rapport aux patients âgés sous AVK (3). Une approche individuelle avec adaptation de la posologie permet d’améliorer le profil de sécurité des NOACs notamment chez la personne âgée. La dose recommandée d’apixaban est de 2.5 mg deux fois par jour en cas les patients atteints de FA et présentant au moins deux des caractéristiques suivantes : âge ≥ 80 ans, poids corporel ≤ 60 kg, ou créatinine sérique ≥ 1,5 mg/dL. Pour le dabigratran, en cas de FA, la dose sera réduite à 110 mg 2x/j chez les plus de 80 ans. Il est recommandé de réduire la dose de rivaroxaban en cas de dégradation modérée de la fonction rénale mais pas en fonction de l’âge (3).

Enfin, les doses d'edoxaban seront réduites à 30 mg/j en cas de poids inférieur à 60 kg, de dégradation de la fonction rénale (15-50 ml/min) ou de prise concomitante d'un inhibiteur de la Glycoprotéine P.

 

CONCLUSIONS

Le risque de thrombose augmentant avec l’âge, les sujets âgés sont particulièrement susceptibles de recevoir et de bénéficier d’un traitement anticoagulant. Toutefois, le risque d’accidents hémorragiques est également plus élevé dans cette population. Pour ces raisons, le rapport bénéfice/risque doit être soigneusement pesé dans cette tranche d’âge avec sa réévaluation régulière, pouvant conduire à les arrêter ou à évaluer les alternatives thérapeutiques (antiagrégants plaquettaires). Les modalités d’utilisation des agents antithrombotiques doivent parfois être adaptées chez le sujet âgé.

 

CORRESPONDANCE

Dr Catherine Lambert
Cliniques universitaires Saint-Luc
Service d'Hématologie
avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
catherine.lambert@uclouvain.be

 

RÉFÉRENCES

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2. Ebadi R et al. Use of anticoagulants in elderly patients: practical recommendations. Clinical Interventions in Aging 2009:4 165-177

3. Sardar P et al. New Oral Anticoagulants in elderly Adults: Evidence from a Meta-Analysis of Randomized Trials. J Am Geriat Soc 62:857-864,2014.

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5. Deedwania P.. New oral Anticoagulants in elderly patients with atrial fibrillation. Am J Med (2013) 126, 289-296

6. Huisman M.V. Antithrombotic Treatment Patterns in Patients with Newly Diagnosed Nonvalvular Atrial Fibrillation: The GLORIA-AF Registry, Phase II. Am J Med 2015 128(12):1306-13

7. Stępińska J et al. Stroke prevention in atrial fibrillation patients in Poland and other European countries: insights from the GARFIELD-AF registry. Kardiol Pol 2016; 74(4):362-71

8. Cestac P, Bagheri H, Lapeyre-Mestre, et al. Utilisation and safety of low molecular weight heparins. Prospective observational study in medical inpatients. Drug Safety 2003; 26 : 197-207.

9. Roldán V et al. The HAS-BLED score has better prediction accuracy for major bleeding than CHADS2 or CHA2DS2-VASc scores in anticoagulated patients with atrial fibrillation. J Am Coll Cardiol. 2013 Dec 10; 62 (23):2199-204.

10. Miller CS. Meta-analysis of efficacy and safety of new oral anticoagulants (dabigatran, rivaroxaban, apixaban) versus warfarin in patients with atrial fibrillation. Am J Cardiol 2012 Aug 1;110 (3):453-60