L’immigration médico-scientifique aux États-Unis durant le XXe siècle*

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Jean-Louis Michaux1, Émilie. Michaux2 Publié dans la revue de : Juillet 2022 Rubrique(s) : Médecine et société
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Résumé de l'article :

Le recueil des auteurs à l’origine de la description de maladies du dictionnaire médical a colligé la biographie d’auteurs américains dont l’origine s’est révélée multiple : Émigrés, Descendants d’immigrés ou Américains de souche. Ces Émigrés et Descendants d’immigrés étaient majoritairement européens et la plupart de confession juive ; leur immigration, conséquence de l’antisémitisme, a favorisé le développement médico-scientifique des États-Unis.

Mots-clés

Immigration médico-scientifique, judaïsme, antisémitisme, élite scientifique, prix Nobel

Article complet :

Le dictionnaire de l’Académie nationale de médecine en ligne rassemble en permanence l’ensemble du vocabulaire médical dont il doit suivre l’enrichissement lié à l’extraordinaire évolution de la médecine et de ses moyens d’expression au cours des dernières décennies et en ce début du XXIe siècle.

Dans le dictionnaire médical 64.294 termes médicaux sont définis ; pour certains d’entre eux est adjointe une courte biographie des auteurs associés à la description originale de l’affection. Le dictionnaire énumère près de huit mille noms d’auteurs de toutes nationalités. En consultant le dictionnaire médical à des fins professionnelles et de recherche, je me suis rendu compte que l’information sur les auteurs était souvent incomplète et inexacte. En tant que membre du comité du dictionnaire médical de l’Académie de nationale de médecine, j’ai corrigé et adapté les biographies des auteurs et cela depuis plus de dix années. En colligeant ces biographies je me suis rendu compte de la diversité d’origine des auteurs américains et en ai sélectionné mil cinq cents citoyens américains dont les travaux scientifiques furent publiés au XXe siècle.

Une biographie détaillée a été établie qui comporte leur lieu et date de naissance, leur diplôme scientifique, leur type d’activités professionnelles et académiques, leurs titres honorifiques et, en particulier, l’élection à un prix Nobel, la date de leur immigration aux États-Unis, leur appartenance à la confession juive.

Devant la diversité d’origine de ces auteurs américains nous les avons divisés en trois groupes : les Emigrés, les Descendants d’immigrés et les Américains de souche. Cette étude a cherché à connaître et à préciser l’origine et la période d’immigration.

Synthétisons les principales caractéristiques de ces différents groupes :

1. Les Émigrés, essentiellement masculins (93%), sont arrivés aux États-Unis dans une période prépondérante entre 1930 et 1960, venant majoritairement d’Europe (81%) ; ils avaient une moyenne d’âge de 32 ans et la plupart avaient déjà obtenu un diplôme universitaire. La majorité des Émigrés, (71.4%) ont embrassé une carrière académique dans une université américaine. Soixante et un Émigrés (18%) sont détenteurs d’un titre académique honorifique dont 39 ont été honorés d’un prix Nobel. Près d’un tiers (31.1%) de ces Émigrés étaient de confession ou de descendance juive. Citons les noms de personnalités connues : Jacob Churg, anatomopathologiste américain d’origine juive biélorusse et Lotte Strauss, anatomopathologiste américaine d’origine juive allemande qui ont décrit la granulomatose allergique, maladie qui a pris leur nom ; Paul Kimmestiel, anatomopathologique américain d’origine juive allemande, associé à Wilson pour leur description d’une glomérulopathie rénale ; Karl Landsteiner, biologiste américain d’origine juive autrichienne, prix Nobel de médecine pour la découverte des groupes sanguins ; Georgy Shwartzman, immunologiste américain d’origine juive russe qui quitte, jeune adulte, Odessa pour la Belgique en vue d’effectuer ses études de médecine à Bruxelles, poursuit sa formation scientifique à Londres et s’expatrie aux États-Unis (connu pour la réaction de Shwartzman).

2. Les Descendants d’immigrés sont en grande majorité (96%) de sexe masculin. L’immigration de leurs parents se situe principalement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Leur région d’origine est presqu’exclusivement européenne. Deux tiers des Descendants d’immigrés sont nés aux États-Unis. Les trois quarts de Descendants ont embrassé une carrière académique, la plupart comme full professor. Soixante-quatre de ces Descendants (36%) sont détenteurs d’un titre académique honorifique et dix-sept pour cent ont reçu le prix Nobel. Plus de la moitié de ces Descendants (56.4%) sont de confession ou d’ascendance juive.

Décrivons quelques personnages célèbres : Ernest Beutler, biochimiste américain d’origine juive allemande arrivé aux États-Unis avec sa famille à l’âge de sept ans, connu pour ses études originales sur les déficits enzymatiques érythrocytaires, (il fut aussi membre du jury de thèse doctorale d’un collaborateur hématologue) ; William Dameshek (Ze’ev à la naissance), hématologiste américain d’origine russe de confession juive à qui on doit le concept de « syndrome myéloprolifératif », Joseph Edward Murray, chirurgien américain né d’émigrés, père irlandais, mère italienne, prix Nobel de médecine pour la transplantation rénale ; Albert Bruce Sabin (né Abram Saperstein), microbiologiste américain d’origine juive polonaise, célèbre pour la découverte du vaccin antipoliomyélitique oral, détenteur de la National Medal of Science.

3. Les Américains de souche comprend tous les sujets de nationalité américaine vivant aux États-Unis depuis au moins deux générations ; ici aussi, ils sont majoritairement (95%) de sexe masculin. Leur date de naissance s’étale de 1840 à 1968. Les trois quarts ont suivi une carrière académique. Cent septante (18.5%) sont titulaires d’un grade scientifique honorifique parmi lesquels septante sont honorés d’un prix Nobel. Quatre-vingt-cinq (soit 8.8%) sont de confession ou d’ascendance juive.

Quelques noms célèbres : Gerald Maurice Edelman, biologiste américain de confession juive, prix Nobel de médecine pour la description structurelle des immunoglobulines ; Howard Robert Howitz, biologiste américain de confession juive, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur l’apoptose ; Henry Lewis Jaffe, anatomopathologiste américain de confession juive, « a pioneering authority on bones diseases » ; Henry Koplik, pédiatre américain de confession juive dont le nom est lié à la rougeole ; George Hoyt Wipple, anatomopathologiste américain, doublement célèbre pour l’utilisation thérapeutique de foie dans l’anémie pernicieuse et pour la description d’une nouvelle pathologie intestinale.

Des conclusions originales et intéressantes sont ressorties de cette étude. Tout d’abord nous avons observé que les scientifiques médicaux sont arrivés aux États-Unis au cours de deux vagues migratoires : une première à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ; une deuxième durant les années qui entourent la Seconde Guerre mondiale principalement d’Europe de l’Ouest. L’immigration lors de la première vague migratoire est constituée principalement de Juifs poursuivis par les pogroms menés par l’Empire russe et certains pays de l’Est (Ukraine, Biélorusse, Lituanie, Galicie, Pologne) entre 1880 et 1920. L’immigration en provenance d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie) qui s’est concentrée dans les années de la décennie 1930, a été fomentée par l’antisémitisme soulevé par le nazisme. C’est au cours de cette même période que le fascisme a poursuivi les Juifs en Italie. Concernant la date de migration, nos résultats peuvent différer légèrement des conclusions d’autres chercheurs.

En effet, l’immigration des migrants s’est souvent déroulée en plusieurs étapes et s’est poursuivie durant plusieurs années ou décennies. Après avoir quitté leur pays de naissance, ils ont souvent fait une ou plusieurs escales avant d’arriver aux États-Unis, que ce soit par l’hébergement dans certaines démocraties européennes, la France, la Grande Bretagne, soit par des pays lointains d’Afrique du Sud ou d’Amérique du Sud, soit du Canada. Ce périple dure souvent plusieurs années. Ainsi la date d’arrivée aux États-Unis ne correspond pas à la date de départ de leur pays.

En outre, la recherche actuelle confirme que les États-Unis ont grandement bénéficié économiquement de cette migration. L’exode juif vers l’Occident a contribué à la recherche médicale aux États-Unis. Notre étude a démontré que, en particulier, le groupe de scientifiques médicaux dont les parents ont émigré aux États-Unis au cours des grandes vagues migratoires de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (principalement composées de Juifs) atteint un degré d’excellence médico-scientifique supérieure à celui des Américains de souche. Celle-ci fut fructueuse et reconnue par l’obtention de responsabilité élevée dans des institutions de grande renommée, par la gratification de plusieurs titres honorifiques et surtout par l’attribution de nombreux prix Nobel. Un chiffre marque les esprits : plus d’un Juif sur cinq repris dans cette étude – soit 21 % – est honoré par l’obtention d’un prix Nobel et ils sont majoritairement d’origine européenne.

Notre étude permet de conclure que l’antisémitisme exacerbé par le pogrom, le nazisme et le fascisme a entraîné l’immigration des Juifs européens et promu le développement scientifique des États-Unis durant le XXe siècle.

Affiliations

1. Membre de l’Académie nationale de médecine (France)
2. Doctorante à la faculté de droit et criminologie de la KULeuven
* L’immigration médico-scientifique aux États-Unis durant le XXe siècle. Bulletin de l’Académie nationale de médecine 2022 juin; 206(6) : 753-759.