Le potentiel thérapeutique des « Ciseaux Moléculaires » : perspectives du Prix Nobel de chimie 2020

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Nathalie Lannoy, Cédric Hermans Publié dans la revue de : Novembre 2020 Rubrique(s) : Prix Nobel
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Résumé de l'article :

Le prix Nobel de chimie 2020 a été décerné à deux généticiennes, l’une française, Emmanuelle Charpentier, l’autre américaine, Jennifer Doudna pour la mise au point des « ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9 ». Véritable innovation dans le domaine de la biologie moléculaire, cet outil peut facilement, rapidement et à moindre coût éditer le génome, en principe, de n’importe quelle cellule. Son utilisation dans tous les domaines du vivant permet des applications scientifiques, médicales, agronomiques et industrielles pour le meilleur ou pour le pire.

Mots-clés 

CRISPR-Cas9, ciseaux moléculaires, édition du génome

Article complet :

Introduction

Dès les années 1970, la thérapie génique devenait un formidable espoir pour corriger un gène défectueux reposant sur l’insertion d’un gène normal dans les cellules qui ont un gène défaillant afin de faire en sorte que ce gène normal fasse le travail de celui qui ne le fait pas (1).

Depuis, différentes méthodes qui ne consistent pas à ajouter un gène mais qui le modifient ou le corrigent, « genome editing » ou « édition du génome » en anglais/français respectivement, ont vu le jour. Jusque récemment, on utilisait différentes nucléases (les nucléases à doigt de zinc (ZFN), les méganucléases ou encore les TALENs) pour couper une séquence d’ADN en un site spécifique, enlever la partie indésirable et la remplacer par une séquence d’intérêt. Ceci a permis le développement d’essais cliniques ex vivo, principalement concentrés sur l’inactivation du gène CCR5 protégeant le patient de l’infection du VIH (2).

L’originalité du système CRISPR-Cas9 repose sur la reconnaissance de l’ADN cible qui ne dépend pas de l’enzyme elle-même, mais d’un court fragment d’ARN qui lui est associé. C’est ce fragment d’ARN qui guide l’enzyme sur la cible ADN à couper.

Pour mettre au point les ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9, les généticiennes Emmanuelle Charpentier, Jennifer Doudna et leurs collègues se sont inspirés d’un mécanisme de défense naturellement présent dans la bactérie Streptococcus pyogenes afin de la protéger de certains bactériophages.

Une coupure au bon endroit

Dévoilé pour la première fois en 2012 dans un article de la revue américaine « Science » (3), le système CRISPR-Cas9, souvent comparé au copier/coller (copy/paste) du traitement de texte, est un outil moléculaire simple, peu coûteux et efficace pour modifier l’ADN à un endroit précis du génome dans n’importe quelle cellule. Cette révolution technique repose sur deux éléments : la nucléase Cas9 qui peut couper l’ADN précisément à n’importe quel emplacement du génome pour autant qu’elle soit associée à un ARN guide, d’au moins 17 bases, spécifique de la séquence ciblée. Ce brin d’ARN-guide va reconnaitre la séquence homologue sur l’ADN et s’y placer. L’enzyme Cas9 se charge alors de couper la chaine ADN complémentaire à ce brin ARN. Le « trou » laissé par le passage du CRISPR-Cas9 est immédiatement réparé par la machinerie enzymatique de réparation de l’ADN cellulaire comme pour guérir une plaie. La cellule va alors combler ce « trou » par l’ajout de nucléotides, ce qui amène le plus souvent à l’inactivation du gène visé car ce système corrige sans matrice et introduit régulièrement des erreurs. Par contre, si on fournit à la cellule, au moment de la coupure, une matrice d’ADN comportant une séquence d’intérêt, celle-ci pourra être utilisée pour réparer la cassure et donc s’intégrer de manière définitive dans le génome cellulaire. Cette séquence d’intérêt peut être utilisée pour corriger un ADN défectueux, modifier l’expression d’un gène, étudier la fonction des gènes dans n’importe quelle voie métabolique, mettre au point de nouveaux modèles animaux et végétaux, etc. (Figure).

Le potentiel thérapeutique de la technique d’édition du génome

Les possibilités d’application sont quasi infinies puisque l’ARN guide qui doit être adapté à chaque contexte est très facile à fabriquer grâce au libre accès à des logiciels qui peuvent déterminer les meilleures séquences à utiliser selon le gène ou n’importe quelle autre séquence ciblée.

Dans le monde médical, plusieurs études concernent surtout des maladies génétiques du sang, comme la drépanocytose ou la bêta-thalassémie grâce à une intervention ex vivo (les cellules à traiter sont prélevées chez les patients, modifiées au laboratoire, puis ré-administrées au patient) (4). Le système CRISPR, offre aussi beaucoup d’espoir dans le domaine de la cancérologie, notamment grâce aux Chimeric Antigen Receptor T cells (CAR-T cells). Cette nouvelle forme d’immunothérapie repose sur la modification génétique des propres lymphocytes T d’un patient. Les scientifiques peuvent modifier en laboratoire les lymphocytes T du patient qui une fois réinjectés sont alors capables de cibler et combattre les cellules cancéreuses (5).

Cette technique innovante permettra de mieux comprendre les modèles cellulaires et animaux puisqu’il pourra désormais être possible de produire des modèles de cellules en culture sur mesure essentiel dans l’élargissement des connaissances dans le domaine de la biologie. Le système CRISPR-Cas9 constituera certainement un modèle thérapeutique pour le traitement et l’étude de maladies rares (6). Cependant, beaucoup de travail reste encore nécessaire pour s’assurer de la sécurité d’utilisation de cette approche chez l’homme. L’administration du système CRISPR/Cas9 dans les cellules de l’organisme devra s‘effectuer à l’aide de vecteurs et va se heurter à certains obstacles déjà rencontrés en thérapie génique : le choix du vecteur (adénovirus associé, lentivirus, vecteur synthétique…) et le contrôle de la réponse immunitaire...

Un système pas si infaillible avec plusieurs inconvénients

Tout d’abord il y a la réponse immunitaire aux composants CRISPR qui est une question importante puisqu’elle pourrait annihiler le traitement et poser un risque pour la santé du patient. En effet, l’utilisation de ce système en thérapie génique in vivo pour corriger certaines mutations génétiques à l’origine de maladies semble être compromise chez l’humain puisqu’il existe une réponse immunitaire préexistante à l’encontre des deux espèces bactériennes Staphylococcus aureus et Streptococcus pyogenes (bactéries commensales humaines) qui sont utilisées pour extraire les composants moléculaires de CRISPR-Cas9. Les auteurs de la publication parue dans Nature Medecine en 2019 n’excluent pas qu’en cas d’utilisation de vecteurs viraux exprimant la protéine Cas9, l’organisme du patient puisse déclencher une réponse cytotoxique importante des cellules T contre les cellules exprimant Cas9 (7).

Pour une utilisation en thérapie génique in vivo, les chercheurs pourraient développer un système Cas9 à partir de bactéries qui ne colonisent ni n’infectent l’homme ou modifier les enzymes Cas9 en laboratoire pour créer des formes qui échapperont aux réponses immunitaires préexistantes.

Ensuite, la nucléase Cas9 est une protéine volumineuse de sorte que son gène va être difficilement délivré aux cellules par les vecteurs habituellement utilisés en thérapie génique tels que les virus Adéno-associés (AAV).

Finalement, le système CRISPR-Cas9 se base sur les mécanismes naturels de réparation de l’ADN de la cellule pour se reconstituer après une cassure. Cependant, ceux-ci peuvent faire des erreurs et introduire d’autres variants incontrôlés à d’autres endroits du génome qu’on appelle des effets « hors-cible » (off-target effects) (6). Pour contourner ce problème, de nombreux laboratoires travaillent pour rendre cette méthode plus spécifique et plus efficace.

Innovation majeure du XXieme siècle mais source d’innombrables questions éthiques

Formidable espoir pour comprendre et soigner les maladies rares ainsi que les maladies modernes comme le diabète ou la maladie d’Alzheimer, les pistes de recherche utilisant la technologie CRISPR-Cas9 foisonnent à l’heure actuelle tout en suscitant des craintes de dérive éthique et environnementale.

La crainte a été réelle lorsqu’en 2018 le chercheur chinois He Jiankui avait annoncé une manipulation du gène CCR5 dans le génome de jumelles au stade embryonnaire supposée les rendre résistantes au virus du Sida alors que leur père était séropositif (8,9). Outrepassant un certain nombre de barrières éthiques pour parvenir à cette naissance (doute des motivations thérapeutiques, parents et médecins en charge du couple incorrectement informés par la manipulation, organe éthique de l’université non informé), le scientifique a été condamné à 3 années de prison, entraînant une prise de conscience mondiale sur le besoin d’une législation stricte.

Est-ce une bonne chose aussi qu’un biologiste veuille utiliser de l’ADN de mammouth pour modifier des éléphants et créer un hybride adapté à la toundra ?

Que penser de l’utilisation de cette technique chez les animaux et les végétaux à des fins commerciales. En Chine, des scientifiques ont réussi à donner naissance à des beagles dotés d’une masse musculaire deux fois plus importante qui leur permettraient de courir plus vite ; caractère physique particulièrement intéressant dans les secteurs de la chasse et le domaine militaire (10).

Et que penser aussi des conséquences environnementales sur la possibilité de conduire des populations entières de soi-disant nuisibles, comme les moustiques et rongeurs, à l‘extinction.

Conclusions

Depuis la parution de la mise au point du système CRISPR-Cas9, ce sont des milliers de laboratoires à travers le monde qui utilisent cette approche. Si cette innovation suscite l’enthousiasme du fait de son potentiel médical, elle s’accompagne évidemment de nombreuses questions éthiques que les institutions académiques, associations et gouvernements doivent légiférer et réguler sans plus attendre pour permettre une application responsable de l’édition génomique.

Remerciements

Les auteurs remercient le Professeur Thierry Vandendriessche, AZ-VUB, pour sa lecture critique et ses suggestions.

Affiliations

Cliniques universitaires Saint-Luc, Service d’Hématologie, Centre d’hémophilie, B-1200 Bruxelles

Correspondance

DR. Nathalie lannoy
Cliniques universitaires Saint- Luc
Service d’Hématologie
Centre d'hémophilie
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles

Références

  1. Lannoy N, Hermans C. Thérapie génique en 2017 : état des lieux et perspectives. Louvain Med. 2017; 136: 1.
  2. Ashmore-Harris C, Fruhwirth GO. The clinical potential of gene editing as a tool to engineer cell-based therapeutics. Clin Transl Med. 2020 Feb 7;9(1):15. doi: 10.1186/s40169-020-0268-z. PMID: 32034584; PMCID: PMC7007464.
  3. Jinek M, Chylinski K, Fonfara I, Hauer M, Doudna JA, Charpentier E. A programmable dual-RNA-guided DNA endonuclease in adaptive bacterial immunity. Science. 2012 Aug 17;337(6096):816-21. doi: 10.1126/science.1225829. Epub 2012 Jun 28. PMID: 22745249; PMCID: PMC6286148.
  4. Gabr H, El Ghamrawy MK, Almaeen AH, Abdelhafiz AS, Hassan AOS, El Sissy MH. CRISPR-mediated gene modification of hematopoietic stem cells with beta-thalassemia IVS-1-110 mutation. Stem Cell Res Ther. 2020 Sep 10;11(1):390. doi: 10.1186/s13287-020-01876-4. PMID: 32912325; PMCID: PMC7488347.
  5. https://www.francelymphomeespoir.fr/contenu/comprendre/comment-soigner-u...
  6. Baliou S, Adamaki M, Kyriakopoulos AM, Spandidos DA, Panayiotidis M, Christodoulou I, Zoumpourlis V. CRISPR therapeutic tools for complex genetic disorders and cancer (Review). Int J Oncol. 2018 Aug;53(2):443-468. doi: 10.3892/ijo.2018.4434. Epub 2018 Jun 6. PMID: 29901119; PMCID: PMC6017271.
  7. Charlesworth CT, Deshpande PS, Dever DP, Camarena J, Lemgart VT, Cromer MK, et al. Identification of preexisting adaptive immunity to Cas9 proteins in humans. Nat Med. 2019 Feb;25(2):249-254. doi: 10.1038/s41591-018-0326-x. Epub 2019 Jan 28. PMID: 30692695; PMCID: PMC7199589.
  8. Kang X, He W, Huang Y, Yu Q, Chen Y, Gao X, et al. Introducing precise genetic modifications into human 3PN embryos by CRISPR/Cas-mediated genome editing. J Assist Reprod Genet. 2016 May;33(5):581-588. doi: 10.1007/s10815-016-0710-8. Epub 2016 Apr 6. Erratum in: J Assist Reprod Genet. 2017 Jul;34(7):963. PMID: 27052831; PMCID: PMC4870449.
  9. https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/crispr-cas9-bebes-chino...
  10. https://www.technologyreview.com/2015/10/19/165740/first-gene-edited-dog...