Interventions psychologiques dans les unités COVID

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Leila Rokbani, Julie Saussez, Pauline Chauvier, Céline Baurain, Nathalie Chatelle, Florence Chanteux, François Hocepied, Kevin Wagemans, Philippe de Timary, Geneviève Cool Publié dans la revue de : Mai 2020 Rubrique(s) : Psychiatrie
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Résumé de l'article :

Ce texte brosse une esquisse et une analyse de l’expérience d’une partie des psychologues hospitaliers du Secteur de Psychologie des Cliniques universitaires Saint-Luc (CUSL) dans la temporalité de rupture et de crise du COVID-19 dans et autour des unités de soins COVID. En plus de l’existence d’une permanence téléphonique et de l’organisation de groupes d’écoute et de parole des soignants, l’offre de service aux soignants en particulier ainsi qu’aux patients et aux familles a pu se réaliser pour une grande part via la décision collégiale et volontaire de présence et d’immersion au sein-même des unités de soins. Des signes d’alerte sérieux psychiques et comportementaux chez les soignants, y compris les psychologues eux-mêmes, sont notés qui se doivent d’être pris en considération. Des témoignages de psychologues intervenants, repris tels quels, clôturent l’article.

Mots-clés

Soignants, infirmier(e)s, stress, souffrance psychologique, psychologues

Article complet :

Introduction

Tout au long de cet article, écrit à plusieurs mains, nous tenterons d’expliciter le cadre de notre prise en charge psy au sein des unités COVID et d’en ressortir le sens. De notre expérience au sein d’unités COVID, nous tâcherons de rendre plus concret le travail du psychologue en milieu hospitalier dans ces circonstances inhabituelles. Nous terminerons par différents témoignages, tels quels, de psychologues œuvrant au sein d’unités COVID. Cet article écrit à la hâte, n’est qu’un premier témoignage, reflet d’une période bousculée d’incertitudes et de mort, mais aussi de volontés fermes de faire-face, de tenir debout, de désir, de vivant. Le décousu apparent et peu académique de l’article est à l’image des décousus et des déchirures typiques des temps d’urgence et de crise. Il sera temps plus tard de proposer une analyse plus approfondie de ces bribes et morceaux et de tirer les enseignements de ces moments d’exception.

Le contexte

Soumis brutalement à la pandémie du COVID-19, l’univers hospitalier des Cliniques universitaires Saint-Luc s’est radicalement modifié pour faire face aux besoins des patients infectés, souffrant le plus souvent d’insuffisance respiratoire. La diversité des activités de chaque spécialité a été remplacée par un objectif commun dans plus d’une dizaine d’unités cliniques : lutter contre le virus. Les Cliniques toutes entières sont devenues l’univers du COVID : un lieu où l’on garde ses distances, où l’on reste masqués, où l’on est inquiet d’être infecté par d’autres, où l’on craint d’en infecter d’autres.

Nos professions de soins de santé sont caractérisées dans leur essence par une attention portée à l’autre, une écoute du corps du patient, mais aussi une écoute de ce que le patient peut dire, exprimer, élaborer au moment où il est soumis à l’épreuve de la maladie. Les soins sont une combinaison de gestes précis, indispensables à la santé du patient (les soins), et de paroles et de gestes qui témoignent de l’attention qu’on lui porte (prendre soin). Le philosophe Pascal Chabot, qui s’est intéressé au développement dans nos sociétés du phénomène du burnout distinguait ce qui dans une activité professionnelle relève de l’utile, ces gestes efficaces assortis d’une rentabilité mesurable, comme le sont par exemple la pratique des soins, les examens complémentaires, les prises de sang, les soins spécifiques, voire même tout simplement les toilettes des patients, et ce qui relève du subtil, toutes ces petites actions invisibles, trame des relations humaines, ce qui dans le cadre de l’hôpital humanisent les soins. Cette part ajoutée, subtile et invisible, qui échappe aux radars, est évidemment essentielle à notre fonction de soignants et nourrit nos métiers, en lui donnant cette étoffe qui fait du travail auprès des patients plus que la simple application de techniques mais un réel art de guérir et un art « d’être avec ». Cette part-là est essentielle pour le patient lorsqu’il est mis à l’épreuve des soins, dépossédé un temps par la maladie de sa liberté d’action, du contrôle de sa vie. Ces patients viennent alors dire aux soignants, chacun à leur manière les difficultés dans lesquelles ces situations les mettent, parfois par un comportement, parfois en mots, mais toujours dans une communication chargée du poids des émotions engendrées par la souffrance ressentie. Les équipes de soins sont alors amenées à recevoir ces émotions des patients et sont le plus souvent « outillées » pour le faire. Cette exposition des soignants aux émotions des patients fait le quotidien de la clinique de notre hôpital en temps normal. Ce n’est pas nouveau pour les soignants, habitués quotidiennement à faire face à ces questions mais dans ce cas précis, les vécus des patients et des soignants prennent forcément une signification particulière. Pendant la période singulière que nous traversons avec le développement de la pandémie du COVID-19, et en particulier dans des unités qui s’occupent spécifiquement de ces patients COVID, ces vécus sont exacerbés par le caractère dramatique que prend la situation, par les peurs d’être contaminés et de contaminer, par ce nombre impressionnant d’hospitalisations, d’intubations, de décès.

C’est dans ce contexte particulier que le Secteur de Psychologie des Cliniques universitaires Saint-Luc a pris l’initiative, en concertation avec la Direction des Cliniques et en collaboration étroite avec le Service de Psychiatrie Adulte, de venir « supporter » (au sens anglo-saxon de terme), accompagner, soutenir les équipes soignantes.

Au commencement...

Au départ, certains psychologues intégrés parfois depuis de longues années dans certaines équipes comme en Gériatrie par exemple, ont commencé à rencontrer des patients COVID presque par hasard. Ils ont commencé à « faire le boulot », à exercer leur métier de psychologue au cœur même d’unités devenues très rapidement de réelles unités en et de crise, « se serrant métaphoriquement les coudes » avec les équipes, tout en maintenant les distances préconisées par les hygiénistes de la clinique…

En parallèle aux expériences parfois brutales du terrain, relayées par les psys et dans la suite des premiers signes d’alerte de souffrance manifeste des soignants, nous avons mis en place une Permanence téléphonique destinée au personnel des Cliniques soignant ou non, pour répondre au besoin de parole, aux angoisses, aux incertitudes, à l’impuissance vécue par le personnel. À notre surprise, cette permanence téléphonique sensée aussi répondre aux critères prophylactiques de circonstance n’a rencontré que peu de demandes alors que celles-ci se manifestaient largement et de diverses façons au sein même des services. Ceci venait nous dire probablement quelque chose de la difficulté qui continue à exister pour tout un chacun de venir s’ouvrir, au téléphone, auprès de quelqu’un qu’on ne connait pas ; ou nous dire quelque chose du fait même que de s’arrêter, individuellement, pour « parler » peut faire peur, peur de se laisser aller, peur de toucher à certaines émotions, peur de ce que les autres pourraient en penser. Ceci venait aussi nous inviter à réfléchir à l’importance de l’existence d’un lien direct ou éprouvé au sein d’un partage d’expérience, a fortiori en situation traumatique, pour s’autoriser à en parler à l’autre, peut-être aussi pour s’assurer et se rassurer de trouver « un interlocuteur qui comprendrait », cet incompréhensible. La permanence téléphonique n’était donc probablement pas le mode d’offre d’aide et de soins le plus adéquat en la circonstance première. Néanmoins, et avec les quelques appels reçus, souvent d’urgence, nous avons décidé de maintenir cette possibilité, pensant aussi qu’elle trouverait sa place et une utilité plus grande dans la durée. L’inadéquation relative de la permanence téléphonique au regard de la souffrance débordante des soignants, des patients, des familles, observée sur le terrain ainsi que les premières expériences de psys dans leurs propres unités qui se transformaient rapidement en unités COVID nous a confirmé que la place des psychologues était bien au cœur des unités. Alors que le virus se répandait dans la population et les étages nous avons demandé aux psychologues de venir travailler sur base volontaire au sein des équipes COVID, là où la demande s’exprimait naturellement, là où ce partage était vivant. Ce travail effectif sur le terrain était concomitant d’une mise en chômage temporaire d’une autre partie des psychologues, ce qui par ailleurs posait des questions à plus d’un titre.

Présence du psychologue et accompagnement psychologique au sein d’unités COVID

L’accompagnement au sein des unités COVID a été double : le premier axe s’est fait autour des équipes, le second autour des patients et de leur famille. Si la ligne de démarcation entre les deux axes est nécessaire et importante et si chaque part nécessite des besoins et moyens propres, il apparait que la porosité de la démarcation voire sa nécessité a vraisemblablement constitué aussi un levier d’optimisation des prises en charge de part et d’autre.

Il y avait au sein des équipes, une multitude de signes et de dires alarmants de souffrance, comme autant d’appels à être entendus et accompagnés et, selon la nature des signes ou des demandes, à être reçus collégialement ou individuellement. Il s’agissait dans notre réponse au travers des premiers signaux émis de souffrance et de demandes souvent informelles ou implicites d’accompagnement, d’un « quelque chose » de l’ordre, dans tous les sens du terme de l’ordre, de pouvoir être là, de prendre le « risque d’en être », de faire partie de cette réalité-là. Lacan décrivait le « Réel » comme un impossible sur lequel on butte et la « réalité » comme structurée par le « symbolique » (le langage). C’est cela qu’il s’agissait pour les équipes, de pouvoir partager et déployer avec nous : la réalité du terrain. C’est-à-dire pouvoir partager cette étrange impression tout à fait dérangeante de ne pas pouvoir soigner en ces circonstances de crise « comme il le faudrait », de potentiellement être soi-même le porteur et le vecteur de la maladie et par extension, de la mort comptabilisée au quotidien et relayée dans les médias. « En être » pour les psychologues signifiait donc, un peu paradoxalement, pouvoir e.a. entendre cette réalité du soignant, sa difficulté d’y être, son angoisse, tout en ne voulant pas faire partie de ce risque, voire plus encore de ne pas vouloir faire partie de ce réel-là, alors qu’ils y étaient le plus souvent submergés. Notre rôle a donc été, de prendre part, en tant que psychologues et de remettre en route un dialogue du sens en temps de crise. Entendre, ne pas laisser à l’œuvre l’obnubilation et la pétrification de doutes lancinants se transformer en certitudes culpabilisantes, ne pas laisser se fragmenter, délier, cliver les individualités et les équipes, compromettant ainsi leur travail d’accompagnement et de soin mais aussi leur santé mentale propre et collective. Toutefois une équipe de soignants ne se laisse pas aller à « se faire soigner » facilement ! Il faut en effet pour les soignants admettre pour cela qu’il y ait possiblement un sujet duquel il faudrait parler et donc concéder à l’existence de difficultés qui sont déjà souvent défensivement minimisées ou vécues d’ordinaire comme des manquements propres alors qu’ici même le contexte était de fait d’emblée à l’origine de manquements: manque d’expérience ou de savoir-faire dans un inconnu jamais vécu, manque de connaissance d’un « ennemi » redoutable qui ne se découvre que très partiellement, nécessités impérieuses d’adaptation et d’assimilation aux règles et aux procédures d’hygiène changeantes de jour en jour, conscience aiguë des insuffisances d’équipements de base pour faire face. Aussi notre travail s’est-il déployé majoritairement dans un ouvert informel, c’est-à-dire dans une disponibilité au plus près du travail des équipes. Cette position a permis d’entendre et de rencontrer les difficultés du terrain et les réactions qu’elles suscitaient. Il s’agissait dans un premier temps moins d’en répondre que d’en être témoin.

Donc, écouter, entendre l’angoisse où et quand elle surgit, la « traiter ». Traiter l’angoisse n’est pas résoudre la crainte. Il s’agit davantage de déplier, de découdre un déjà décousu, ce qui a fait qu’une situation est devenue impossible à rencontrer. Ces moments d’équipes ont pu apparaître « sur le coup ». « Sur le coup » donc d’un inopiné violent : sur le coup du décès d’un patient, sur le coup d’une annonce dans les médias ou du monde politique, sur le coup de la maladie d’un collègue, sur le coup d’une impuissance, d’une colère etc... Des coups violents portés à leurs pratiques, à leur rôle, à leur mission de soignant, à leur peau collective de « soignant ». Ils ont amené, lors des moments de réunions ou lors des moments moins à « flux tendus », des espaces où nous avons pu répondre de notre présence et ainsi de pouvoir nous attarder sur ce que cela suggère, suscite en elles. Il n’est pas question, de notre place, d’en détricoter le vrai du faux, d’en établir ou non la légitimité de leur position individuelle ou collective. Mais bien d’en être témoin et de ne pas laisser cela sans adresse d’écoute. Être témoin a permis de remettre en dialogue ce qui a été porté au soignant et qui lui a été à un moment insurmontable. Cette position dans le collectif a pu, pour certains membres de l’équipe représenter un support suffisant pour remettre en mouvement ce qui avait été contraint, mis en tension. Pour d’autres, elle a pu contribuer à des entretiens individuels. Il nous semblait donc fondamental d’être sur place, au plus près de ce que les équipes et les patients traversaient. Comment pouvoir faire confiance à un psy s’il n’est pas lui-même « baigné » comme et avec les équipes soignantes ?

La nécessité et l’importance de cette perspective se sont trouvées confirmées par ailleurs dans l’organisation de groupes de parole formels organisés spécifiquement pour les soignants des unités COVID. Faire acte de témoin était primordial. Dans ces groupes constitués sur base « de coups de trop », subis ou accumulés, nombre d’infirmier(e)s, d’aides-soignantes, de kinés, d’ergothérapeutes ou encore de médecins signifiaient l’importance de pouvoir partager et élaborer avec leurs collègues « du terrain » le vécu de « cette sorte de guerre ». C’est qu’il y avait aussi le constat de leur part d’une difficulté ou d’une réticence de pouvoir en parler dans leurs contextes privés : sentiment d’incompréhension de l’entourage, par trop de décalages avec les réalités ou les nécessités privées internes du confinement, par la violence exercée le cas échéant à parler de la mort, des souffrances, de la tristesse, des angoisses suscitées ou de la colère, éprouvées au quotidien. Nommer l’innommable à la maison, en famille ou avec les amis dans des contextes où les « soupapes » fonctionnelles habituelles faisaient aussi défaut, devenait ainsi « un coup porté ou à porter de trop ».

La question de la présence au sein des unités COVID prend d’autant plus d’intensité qu’il y a toute cette question de risques de transmission, de contamination, d’incertitudes. De plus, comme dans toute profession d’aide, il y a toute l’importance de la relation, de ce qui la rend humaine, vivante de par les expériences partagées. Le psychologue, dans ce contexte, perd probablement un peu de son « confort » d’être à la fois « dedans » et à la fois « dehors » pour être tout à fait dedans, au risque parfois de perdre de sa « neutralité bienveillante » et d’être touché, ébranlé, perdu parfois comme n’importe quel autre soignant. C’est, nous pensons, ce qui fait la force des collaborations, de la confiance à l’heure du COVID-19.

Nous rendre, en tant que psychologues, auprès des équipes de première ligne et des patients, c’était simplement être là où nous devions être. Faire ce que nous faisons depuis longtemps déjà dans nos unités respectives, de la liaison... De la liaison avec les soignants, car la réalité du COVID, ce sont des soignants envoyés dans des services qui ne sont pas les leurs, redécouvrir des pratiques laissées depuis longtemps voire totalement inconnues. Ainsi, se croisent dans ces services COVID des infirmier(e)s de consultation, de salle d’op, de pédiatrie, se retrouvant tous au chevet de patients aux profils multiples mais souffrant tous du même virus. Nous-mêmes avons dû rejoindre des équipes que nous ne connaissions pas, faisant face à des réalités qui ne sont pas les nôtres, tout comme l’éprouvaient eux-mêmes les autres soignants...Il a donc fallu s’apprivoiser, trouver sa place, ne pas « être dans les pieds ». Comment faire comprendre à une équipe qu’on est là pour elle ?

C’est un travail d’ajustement permanent, à gagner petit à petit la confiance, à être là au bon moment, à saisir l’opportunité d’un échange informel.

Depuis longtemps, nous avons la conviction que la liaison à l’hôpital implique aussi que le psychologue se mette « au rythme » des soignants. Il nous semble essentiel que l’équipe puisse percevoir la « continuité » et la disponibilité. C’est aussi à travers cela que la confiance a pu s’établir.

Au sein des unités de soin, le COVID n’a pas à lui seul amené la crise : il a aussi révélé ou mis en exergue, des malaises antérieurs, souvent profonds, liés aux pratiques, aux conditions d’exercices voire à la considération des pratiques professionnelles. À cela s’est ajouté, la reconnaissance unanime de l’opinion publique de la rudesse du travail à l’hôpital. Parfois, avec ambivalence et confusion... Être élevés au rang « de héros et d’héroïnes de la société » peut s’avérer un véritable piège, augmentant paradoxalement les pressions intérieures, les exigences de performance.

Le travail avec les équipes devra se prolonger dans l’après-COVID. Cet inédit d’expérience laissera des traces et des conséquences psychiques à long terme chez de nombreux soignants, y compris chez les psychologues, d’un point de vue individuel et collectif. Les symptômes et les signes d’alerte sont multiples: sentiment de saturation et de débordements, labilité émotionnelle ou difficulté de la gestion émotionnelle, réactivité excessive, hyperactivité voire exaltation défensive, anxiété voire stress aigu, involution dépressive, troubles importants du sommeil incluant des cauchemars, pensées intrusives, ruminations et flash-backs, épuisement, fatigabilité excessive, sentiments de solitude et d’étrangeté, d’impuissance, culpabilités diverses, décompensation dans une situation traumatisante ramenant d’autres commémoratifs anciens, comportements d’évitement ou de retrait divers. Certains soignants pensent et disent déjà « ne pas pouvoir continuer ainsi », devoir arrêter, de quelques jours à quelques semaines, voire quelques mois. À cela s’ajoutent d’autres signes qui peuvent coexister avec les précédents et qui relèvent davantage au rapport à l’autre ou au collectif et qui fonde un sens des pratiques et de l’expérience: sens aigu et éthique d’un devoir professionnel à la communauté en train de s’accomplir, sentiment accru d’appartenance, de reconnaissance réciproque, de solidarité entre pairs et de confiance au sein d’une communauté professionnelle et institutionnelle...

Témoignages de psychologues œuvrant au sein d’unités COVID

Nous n’avons pu pour des contraintes de place livrer l’ensemble des témoignages qui feront l’objet d’une autre publication. Seul le septième donne le ton de leur contenu.

Témoignage 7 : Fenêtre sur une unité de gériatrie, Leila et Julie

Travailler autrement, ou plutôt exercer nos métiers dans un contexte différent. C’est un des défis que le COVID a amené aux équipes infirmières, médicales et, sans échapper à la règle, aux équipes de psychologues.

Être psychologue dans une unité de gériatrie COVID, c’est accompagner l’insoutenable, c’est tenter de mettre des mots là où ils ne suffisent pas. C’est être là quand une vie s’éteint et redire les mots confiés par des proches « pour qu’il les entende encore et encore ». C’est écouter le morceau musical ou permettre la petite bière qui sera la dernière mais qui compte tant. C’est accompagner une famille qui vient dire au revoir à un père, alors que le matin même elle enterrait sa mère. C’est reprendre les mots des médecins avec le patient, avec la famille, c’est écouter et tenter de rassurer. C’est réfréner un geste d’apaisement car on ne peut pas se toucher, c’est encadrer une visite, parfois même à un patient décédé, pour préserver la santé de celui pour qui la tristesse et l’émotion rendent toutes les procédures d’hygiène si futiles. Être psychologue en gériatrie COVID, c’est ressentir et tenter d’apprivoiser chez chacun, chez soi aussi, une palette d’émotions comme la colère, la peur, l’impuissance, le sentiment d’insécurité, le soulagement, etc.

Mais être psychologue dans une unité de gériatrie COVID, c’est aussi des discussions sur la société, la vie, l’art et la mode, les souvenirs… c’est apprendre mille choses de nos patients qui se racontent, rapportent et font leur bilan. Ce sont des mercis qui débordent lorsque l’un d’eux parle à ses proches au téléphone, et des sourires qui en disent long quand on épingle les dessins, les photos, les messages colorés des enfants. Puis c’est surtout la force d’un regard quand la parole n’est plus.

Notre travail nécessite de la rigueur, du professionnalisme et énormément de pluri-disciplinarité d’autant plus belle que teintée des rencontres entre professions qui d’habitude ne se croisent que dans les couloirs… Rire avec une infirmière de pédiatrie qui a du mal à enlever un dentier et remercier ce maçon temporairement sans boulot qui s’affaire à rendre l’unité toute propre. Dans les équipes désormais, il y a ces quelques mots en attendant que nos mains soient suffisamment sèches de solution hydro-alcoolique pour pouvoir enfiler les gants. Il y a ce café réconfort dans la tisanerie, ou en dégustant une pizza généreusement offerte par ceux qui ne sont pas au front. Nous trouvons un espace au coin d’un lit, lorsqu’une infirmière s’empresse de venir réinstaller un patient plus confortablement et que, d’un accord tacite à trois, nous prenons un peu de temps pour savoir comment chacun se porte. Un autre moment sera après avoir appris ce qu’est la sat’ et quelle couleur a une alèse, mais surtout comment on l’appelle « Nous, dans notre service », …

Notre service, tout est dit, car être psychologue dans une unité COVID, c’est s’inscrire dans un réseau de relations soutenantes multidirectionnelles. « Monsieur va mieux depuis ton passage, merci pour ton travail ! » est un coup de force puissant quel que soit la nature du passage : infirmier, médical ou psychologique.

Un psychologue dans les équipes, un psy sous les mêmes sur-blouses et avec les mêmes marques FFP2 sur la peau du nez en fin de journée pour pouvoir écouter et échanger sur le terrain. Mais un psychologue avant toute autre chose.

Si le cadre change, l’écoute et l’empathie restent nos alliées, au même titre que la prise de recul qui par moment nous challenge beaucoup.

Être psychologue dans une unité de gériatrie COVID, c’est une leçon de vie, une leçon pour l’être humain qui pense trop souvent savoir ou contrôler. La réalité est tout autre. Et c’est là qu’arrive un petit mot, un sourire, une fleur, l’attention d’une collègue qui nous conseille de prendre soin de nous, aussi.

Nous remercions Dominique Flahaut, neuropsy-chologue et psychologue clinicien, pour ses relectures et corrections et pour son soutien tout au long de l’élaboration de cet écrit.

Affiliations

Cliniques universitaires Saint-Luc, B-1200 Bruxelles
1. Secteur de Psychologie
2. Service de Psychiatrie adulte

Correspondance

Madame Geneviève Cool
Responsable du secteur de psychologie
Cliniques universitaires saint-Luc
Avenue Hippocrate, 10
B-1200 Bruxelles