Un Churchill méconnu La disparition tourmentée d’une œuvre

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Carl Vanwelde Publié dans la revue de : Juillet 2021 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

La vie des héros n’est pas toujours celle qu’on pense.

Graham Sutherland. Esquisse pour un portrait de Winston Churchill. Détail (1954).

Universal history archive/Universal images group via Getty

Article complet :

La vie des héros n’est pas toujours celle qu’on pense. À 11 ans, le jeune Winston Churchill écrivait à sa mère : « S’il vous plaît, maman chérie, ne soyez pas si méchante. Répondez à ma lettre. Je suis très malheureux. Venez voir votre fils qui vous aime. » La missive n’y changea rien : Winston n’eut jamais plus d’une visite annuelle de ses parents. Issu de sept générations de maniaco-dépressifs, l’Histoire retiendra de lui qu’il fut un des bipolaires les plus utiles au Royaume Uni. Selon son biographe François Kersaudy, il fut néanmoins un bipolaire atypique, les phases de dépression restant plus rares que celles d’exaltation, de surcroît bien maîtrisées. Doté d’une force de travail et de conviction impressionnante en phase maniaque, il avait appris à se protéger de ses périodes mélancoliques, « mon petit chien noir qui est de retour », face à des prises de décision importantes.

Est-ce tout cela que le peintre Graham Sutherland tenta de cerner lorsqu’en 1954, à la demande du Parlement de Westminster dans la tradition du portrait de commande, à l’occasion des 80 ans de Churchill il le rencontra dans son domaine de Chartwell pour en immortaliser l’image ? Le vieux lion dépressif n’était pas un modèle facile, se demandant s’il allait être représenté « en chérubin ou en bulldog ». Sutherland fit quelques croquis au fusain, se concentrant sur les mains et le visage, procéda à quelques études à l’huile puis s’isola pour créer le travail final sur une grande toile carrée, la forme choisie pour représenter métaphoriquement la solidité de son modèle.

Sur le tableau, Churchill est assis, saisissant les bras de son fauteuil, ses pieds n’apparaissant pas. La pose rappelle la statue du Président des États-Unis Abraham Lincoln, au Lincoln Memorial à Washington. Il apparaît renfrogné, légèrement courbé, entouré de tons gris hiver, marron et noirs. Sutherland était réticent à discuter de ses progrès avec Churchill et lui a peu montré ses travaux.

Un accueil en demi-teinte

Quand son épouse découvrit le portrait achevé en primeur le 20 novembre 1954, elle en prit une photographie pour le lui présenter hors de tout public. Elle redoutait sa réaction estimant pourtant que le portrait lui ressemblait – « vraiment très inquiétant comme lui » – le représentant en colère, tout en reconnaissant que c’était là une expression familière. Churchill en fut profondément bouleversé, la décrivant comme « sale » et « malveillante » et déclinant l’invitation à la cérémonie d’inauguration. Sutherland maintint qu’il avait peint honnêtement ce qu’il avait vu. Revenu sur sa décision, et avec son humour grinçant incomparable, Churchill souligna dans son discours d’acceptation, l’honneur sans précédent qu’on lui avait manifesté et a décrivant le tableau comme « un exemple remarquable d’art moderne », combinant « force et candeur ».

Le portrait était à l’origine destiné à être accroché dans le Parlement après sa mort, et fut donné à Churchill comme un cadeau personnel. Emmené à Chartwell, il ne fut jamais accroché mais remisé dans une cave. Les demandes d’emprunt de la peinture pour les expositions de Sutherland furent toutes refusées. La peinture fut détruite moins d’un an après son arrivée à Chartwell, découpée en mille morceaux et incinérée à la demande de Lady Churchill pour éviter de causer plus de désarroi à son mari. De nombreux commentateurs ont été atterrés par la destruction d’une œuvre d’art, et Sutherland l’a condamnée comme un acte de vandalisme ; d’autres ont soutenu les Churchill et leur droit de disposer de leurs biens comme ils l’entendaient. Certains dessins préparatoires au portrait de Sutherland se trouvent à la National Portrait Gallery, à Londres, narrant l’histoire mieux qu’aucun récit.