L'alcool, histoire d'un pharmakon(1,2)

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Jean-Claude Debongnie Publié dans la revue de : Décembre 2018 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

Le pharmakon, terme d'origine grecque, signifie à la fois remède et poison. L'histoire de l'alcool est celle d'un breuvage longtemps considéré comme un remède et ensuite comme un poison.

Article complet :

L'Australopithèque a peut-être découvert par hasard l'alcool dans la nature, résultat de la fermentation spontanée de fruits dans une eau dormante chauffée au soleil. Il a pu en constater les effets positifs sur la fatigue, la douleur, l'humeur. L'hydromel, vin de miel, premier alcool artisanal s'est largement répandu. Il a fallu, pendant l'âge néolithique, l'apparition du feu, de la culture des céréales, de la céramique et de l'usage de la poterie pour voir créer la bière (plus présente dans le nord de l'Europe en raison du peu de fruits) et le vin (plus présent dans le sud en raison de la chaleur pour la vigne). Plus de quatre millénaires avant notre ère, la bière était connue à Babylone, en Mésopotamie et avait sa déesse: Nidaba. Là comme en Egypte, elle est devenue une boisson nationale, taxée par l'état. Historiquement et géographiquement, la naissance du vin est plus discutée: en Arménie avec l'Arche de Noé ? En Italie, dans le Chianti, avec les Etrusques ? En Mésopotamie ou en Egypte ? Dionysos, fils de Zeus, en aurait ramené la recette en Grèce. Hippocrate n'en dit pas grand-chose.

C'est à l'empire romain qu'est due l'expansion du vin, parallèle à celle de l'empire: civiliser, propager le vin et implanter des vignes dans les pays conquis. Les romains étaient de grands consommateurs, utilisaient le vin dans la cuisine. La viticulture importante source de richesse s'est étendue vers le nord, à partir de Marseille et de la Provence.

Le christianisme conquit l'Europe occidentale en même temps que le vin. Lors de l'invasion barbare et de la chute de l'empire romain, évêques et moines sauveront la viticulture et assureront son développement. Outre son usage sacré avec la communion sous les deux espèces, le vin est festif pour le peuple (et à une époque, il y eut jusqu'à 150 jours de fête) et signe d'accueil : le "vin d'honneur" était offert par les évêques à des hôtes comme le roi, par les moines aux pèlerins. Les Cisterciens, grands propriétaires de vigne ont créé le Clos Vougeot. A la fin du moyen-âge, la France entière était couverte de vignes. Sont apparus le verre à boire (les plus précieux venaient de Murano), les alcools forts obtenus par distillation et plus tard le champagne. Dom Pérignon a pu réaliser la deuxième fermentation, en bouteille, grâce au bouchon de liège. Autre moine célèbre : Rabelais, franciscain.

Et le pharmakon ? A l'époque, les boissons alcoolisées étaient un remède et les médecins contribuaient à l'alcoolisation des malades car le vin était censé faciliter la digestion, augmenter la vigueur, favoriser l'exonération et même conforter la digestion au niveau du foie. L'alcool distillé était une "eau de vie" (Aquavit). Au Grand Béguinage de Malines, les malades recevaient de la bière. L'excès, l'ivrognerie, étaient punis mais la toxicité chronique était inconnue.

L'histoire de l'absinthe, concentre tous les aspects et les problèmes de l'alcool. L'absinthe est extraite d'une plante : Arthémisia absinthum (NB : Arthemisia anuum contient un composé à l'origine de l'artémisine, antimalarique). Des extraits ont été utilisés par les Egyptiens (papyrus d'Ebers), par Diascoride comme vermifuge, au Moyen-Age comme remède contre la fièvre et fortifiant (Hildegarde Von Bingen). Au 19e siècle, la distillation réalisée par Pernod a permis la liqueur d'absinthe qui s'est répandue entre autre dans les milieux artistiques à cause de son aspect psychostimulant: Musset, Maupassant, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire. Le rituel consistait à mettre au fond d'un verre un peu de liqueur de couleur verte, de mettre un sucre dans une cuillère percée et de laisser couler un peu d'eau sur le sucre qui diluait ainsi l'absinthe et en cachait le goût amer. En 1913, la production française était de 50 millions de litres. Mais le remède contenait un poison: la tuyone, un puissant neurotoxique. L'absinthe a été interdite en France en 1915 : la fée verte était devenue sorcière. C'est le seul exemple de prohibition réussie… et justifiée.

L'alcool-médicament s'est longtemps maintenu dans notre thérapeutique. Au 19e siècle, Laennec recommandait une once d'eau de vie au coucher, dans une infusion, à certains malades. Todd en Grande-Bretagne prescrivait l'alcool comme remède dans les maladies ou d'adynamie dominait. La pharmacopée universelle de Paris incluait 164 vins. C'est dire que les médecins étaient des alcoolothérapeutes (efficaces). Le vin était aussi considéré comme un aliment, une bouteille étant presque l'équivalent de cinq cent grammes de viande de boeuf.

Devant les méfaits sociaux de la consommation croissante de spiritueux et après l'apparition des mouvements de tempérance, les alcools forts ont été distingués des "boissons hygiéniques" (bière et vin), distinction encore présente chez les patients (docteur, je ne bois pas d'alcool, je ne prends que de la bière). "Le vin chasse l'alcool", aphorisme du 19e siècle était admis par les médecins catholiques des pays producteurs vinicoles. En 1930, le ministre de l'Instruction publique en France recommandait, avec l'appui d'illustres professeurs de médecine, aux maîtres de l'enseignement primaire d'expliquer la valeur biologique et hygiénique du vin, le meilleur médicament contre l'alcoolisme.

Ce n'est qu'au milieu du 19e siècle que l'alcool devient un problème médical et que sa toxicité chronique est reconnue. "Alcoholismus chronicus" est publié en 1849 par Huss, clinicien suédois qui décrira par exemple la polynévrite alcoolique. La neurotoxicité de l'alcool (et ses aspects psychiatriques) sera la première reconnue: 1813 delirium tremens – 1881 encéphalopathie de Gayet- Wernicke – 1889 syndrome de Korsakoff. En ce siècle où les maladies infectieuses dominent, les critères de causalité sont inconnus et les premiers (critères de Koch) concerneront les infections. La cirrhose illustre le problème. Laennec a décrit cliniquement et histologiquement la cirrhose mais ne l'a pas attribuée à l'alcool. L'association alcool-cirrhose sera controversée jusqu'à la deuxième moitié du 20e siècle où l'apparition des statistiques médicales et de l'épidémiologie permettront à Pequignot d'établir formellement et de préciser ce lien de causalité. Autre exemple: la pancréatite chronique, son lien avec l'alcool et la pancréatite aigüe, bien étudiées par Sarles il y a 50 ans. En 1968, P. Lemoine a décrit le syndrome d'alcoolisation foetal, qui a pour corollaire l'abstinence complète recommandée aux femmes enceintes.

Alors, abstinence… et prohibition ou tempérance? Au 19e siècle apparaissent les mouvements de tempérance, d'abord aux USA et en Grande-Bretagne, ensuite en France où l'alcool est considéré comme une cause de dégénérescence et accusé d'avoir contribué à la défaite de 1870 face aux Prusses et aux excès des communes. Aux Etats-Unis, le mouvement anti-alcool finira par obtenir un 18e amendement à la Constitution, proclamant en 1920 la prohibition totale de l'alcool. Dans un premier temps, les effets positifs dominent: chute des hospitalisations pour alcoolisme, réduction de l'incidence de la cirrhose mais les effets négatifs suivent: fabrication d'alcools frelatés encore plus toxiques – fraude et contrebande (c'est la période d'Al Capone). La prohibition sera révoquée en 1933(3).

En 1931, dans un livre de régimes(4) Fiessinger écrit : "Rappelons-nous que si ceux qui se livrent à des abus excessifs meurent souvent jeunes, ceux qui suivent tout de suite pour le grand départ sont des buveurs d'eau. Les consommateurs modérés de vin, ce sont eux qui détiennent le palme de longévité". Sans doute, ceux qui savent gouter le vin savent gouter la vie.

L'alcool n'est pas le seul exemple de pharmakon. Fin du 19e siècle, l'héroïne a été synthétisée par Bayer comme antitussif avant d'être bannie comme remède et considérée parmi les poisons. La morphine, et d'autres opioïdes de synthèse, analgésique puissant largement recommandé sont à l'origine d'une épidémie de décès par surdosage aux USA. La chimiothérapie anticancéreuse est une thérapeutique efficace, mais transitoirement empoisonne la vie des patients. Tout médicament est "biface", intentionnellement curateur, potentiellement destructeur. Heureusement, nous n'en sommes plus à l'équation plainte = médicament. Heureusement, nous pouvons progressivement personnaliser certains traitements grâce à la pharmacogénétique. Heureusement, la chronothérapeutique nous aidera à donner les substances thérapeutiques au meilleur moment. Par exemple, chez la souris, une grosse dose de paracétamol est bien tolérée en prise matinale, détruit le foie en prise vespérale(5).

Alors, l'alcool, remède ou poison ? C'est peut-être un remède (non médical) dans la mesure, certainement un poison dans la démesure. Dans un article publié en août 2018 dans le British Medical Journal, une étude prospective de près de 10 000 personnes évalue le risque de démence, augmenté chez ceux qui consomment plus de 14 doses d'alcool par semaine, mais aussi chez les abstinents: effet protecteur de petites doses ? Une autre étude d'août 2018, dans le Lancet, revoit plusieurs centaines de publications et estime que les risques pour la santé sont toujours présents et proportionnels à la dose et donc commencent avec un verre !

 

REFERENCES

  1. Fouquet P, M. De Borde M. Le roman de l'alcool.1985 Ed. Seghers
  2. Sournia JC. Histoire de l'alcoolisme. 1986 Flammarion
  3. Musto DF. Alcohol in American History. SCi-AM. April 1996; 64-69
  4. Fiessinger Ch. Vingt régimes alimentaires en clientèle. 1931: Ed. Maloine
  5. Greenwood. The clock within our cells. Scient. Amer. July 2018; 319:42-49